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L’art de la fugue


photo : partymonstrrrr (Flickr)

Montherlant appelait des livres comme Echapper aux tueurs de Matthieu de Boisséson des « machins », c’est à dire des livres qui ne sont ni des romans, ni des essais, ni des carnets de notes, ni des aphorismes, ni de la poésie, ni des journaux intimes mais un peu de tout cela à la fois. Evidemment, cette aristocratique désinvolture face aux genres et autres taxinomies autoritaires est de moins en moins de saison. Les éditeurs savent que la littérature, qui a toujours été difficile à vendre, est devenue franchement invendable. Alors ils cherchent dans l’invendable ce qui se vend encore un peu. C’est ce qui explique l’impérialisme du roman. Et encore, on ne va pas se plaindre. Un roman, même mauvais, ça reste de la littérature, malgré tout. Surtout si on le compare aux confessions des vedettes, aux livres des hommes politiques, aux livres sur les hommes politiques, aux manuels de développement personnel, aux méthodes miracles sur les régimes ou la manière d’échapper au cancer en mangeant exclusivement des prunes et de la choucroute.

Echapper aux tueurs est donc une manière de survivance en soi. Le simple fait qu’un livre comme celui-ci puisse encore exister, comme un amer sur l’océan des publications calibrées, a quelque chose de rassurant même si l’on se doute bien que de tels textes ne seront plus là encore très longtemps pour laisser sa chance au goût dans une époque qui en fait si peu preuve. Echapper au tueurs, malgré son titre de polar, serait plutôt un programme de survie en milieu hostile. Les tueurs dont il est question ici sont ainsi définis par l’auteur : « Les tueurs : l’ennemi mortel qui rôde dans un monde affadi ou pétrifié par la technique. A cet ennemi s’opposent la légèreté, la rêverie, la montagne, le dépaysement, les jeunes étrangères, l’amitié et tout ce qui permet, selon Kafka, ‘un bond hors du rangs des meurtiers.’ » Le voyant tchèque n’est qu’une des nombreuses référence de Boisséson, qui cite beaucoup. Parmi tant d’autres, relevons Spinoza et Keith Roberts, Nietzche et Annie Le Brun, Nabokov et Jaccottet, notre plus grande poète vivant, maître de la lumière et de l’effacement dont on prépare pour l’année prochaine l’édition en Pléiade et dont vient de sortir une anthologie réalisée par lui-même[1. L’encre serait de l’ombre de Philippe Jaccottet, notes proses et poèmes choisis par l’auteur, 1946-2008, Poésie/Gallimard].

Citer peut être une manière de pontifier ou au contraire le signe d’une extrême modestie, la modestie de ceux qui savent qu’on ne pense pas tout seul et que d’autres ont ressenti, aimé, joui et lu avant nous, et l’ont souvent mieux dit. Et puis, comme remarquait déjà Guy Debord dans son Panégyrique, « Les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyances obscurantistes ». Autant dire qu’il s’agit bien pour Matthieu de Boisséson en 2011 de faire comme Montaigne pendant les Guerres de Religion. Dans les deux cas, on cite contre la barbarie car les temps ne paraissent à Boisséson guère plus favorables, ce en quoi on ne peut pas franchement lui donner tort.

Dans Echapper aux tueurs, s’il est question de Spinoza, il est aussi question de mannequins. L’un ne va pas sans les autres puisque la beauté est une manière comme une autre de nous éprouver comme éternels. Les mannequins sont quatre, pour être précis. Irina qui est russe, Ana qui est polonaise, Priscilla qui est brésilienne et Anastassia qui est biélorusse. Le narrateur se retrouve obligé de les loger chez lui. Essayez de vivre avec quatre mannequins chez vous sans y toucher, pour voir, alors qu’elles vous montrent leurs bobos à tout bout de champ : ça va du téton infecté par un piercing de contrebande à une forte tendance à l’alcoolisme, au tabagisme et au mysticisme. Dans ces cas là, il faut faire preuve de stoïcisme et se souvenir, via Roberto Calasso, de l’étymologie de nymphe , à la fois fois la source d’eau et jeune fille prête pour les noces : « Les deux définitions sont chacune le fourreau de l’autre. S’approcher d’une nymphe signifie être saisi, possédé par quelque chose, se plonger dans un élément souple et mobile qui peut se révéler, avec une probabilité égale, exaltant ou funeste. »

Quand il ne cite pas et ne panse pas des mannequins, Matthieu de Boisséson va beaucoup dans les musées. Van Gogh à Amsterdam pour réfléchir au lien entre les bateaux et l’amitié ou Pouchkine à Moscou pour une exposition sur les peintres d’Europe du Nord aux XVème et XVIème siècle, en compagnie d’une jolie fille qui fume trop et s’interroge sur un tableau représentant la Nativité.
C’est qu’il voyage beaucoup, Matthieu de Boisséson. Il ne le fait pas à la manière des nomades de l’hyper classe mais plutôt avec la morale d’un homme en cavale que son humour et sa culture protègent, encore un peu et pour combien de temps, des tueurs qui sont à ses trousses.



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