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Madame Grès et les huissiers


Alix. Modèle n°102, Hiver 1934. Centre national des arts plastiques-Ministère de la Culture et de la Communication, Paris. Studio Dorvine © Droits réservés

Le musée Bourdelle a pris l’heureuse initiative de l’exposition Madame Grès, la couture à l’œuvre[1. Musée Bourdelle, 16 rue Antoine Bourdelle, 75015 Paris, M° Falguière. Jusqu’au 28 août.], qui connaît un succès tel, qu’elle est prolongée jusqu’au 28 août. Jouant parfois sur l’effet de surprise, cette manifestation vraiment originale justifie l’aveu de Madame Grès : « Je voulais être sculpteur. Pour moi, c’est la même chose de travailler le tissu ou la pierre ». Les modèles de la couturière supportent, sans ridicule, non la comparaison, mais le voisinage immédiat avec les œuvres parfois colossales d’Antoine Bourdelle.

Elle vécut en ascète, se montrant rarement, sortant peu, n’accueillant que quelques rares amis. Elle n’exerça jamais que son métier, acharnée de perfection, de simplicité, et il fallut une décision du tribunal, servie avec un zèle brutal par des commis d’huissiers, pour que fût détruit en quelques heures son immense édifice de rêve et de création : « Mademoiselle […] était anéantie. Je la revois dans la cour, vêtue d’un ensemble marine, d’un manteau noir – elle était très frileuse – et d’un turban beige. Elle était assise sur une petite chaise, au milieu des cartons, le visage plein de larmes »[2. Témoignage de Martine Lenoir, première d’atelier, paru dans Paris Match, sur l’intervention des huissiers, dans les locaux professionnels de Madame Grès, le 8 mai 1987.].

Rien ne put enrayer la machine judiciaire, pas même le soutien d’Hubert de Givenchy, qui justifia une fois de plus sa réputation de gentilhomme. Mais la réalité économique, à force de loyers impayés, de traites oubliées et de défis insolents, eut raison de Madame Grès.

Ce fut donc dans la désolation que s’acheva la belle aventure de cette femme d’apparence frêle, volontaire au plus haut point, née Germaine Émilie Krebs, en 1903. Quelques dates, de rares confidences, et des témoignages autorisent à peine la reconstitution d’une biographie, que Madame Grès en personne parut vouloir oublier, sinon mépriser. Germaine Krebs, jeune femme pleine d’ambition ignorante des choses de la couture, devint, grâce aux conseils d’une première main bienveillante, et à force de travail solitaire, très habile dans cette rude discipline. Puis, après avoir choisi le surnom Alix pour se représenter, elle trouva dans la personne de Julie Barton son associée temporaire.

Ensemble, elles fondent la maison Alix Barton, sise 8, rue de Miromesnil. Leur première collection connaît plus qu’un succès d’estime, elle intrigue, elle séduit. L’époque aime la novation élégante, que les magazines soutiennent intelligemment et font circuler dans les rangs d’un public aussi éclairé qu’aisé. On peut rendre justice à la partie audacieuse de la bourgeoisie française, en rappelant qu’elle soutint, entre les deux guerres, les artistes et les artisans, les décorateurs, les modistes et les couturiers. Nombre d’artistes de cette période ont résisté à l’usure du temps, preuve que l’élite qui les a remarqués savait distinguer entre les talents. Aujourd’hui, on chercherait en vain son équivalent dans notre société.

L’association Barton-Krebs ne dure guère. À l’enseigne Alix, 83, rue du Faubourg-Saint-Honoré, la jeune créatrice poursuit bientôt seule son irrésistible ascension[3. L’exposition présente des centaines de croquis de Madame Grès, ainsi que nombre de clichés de ses œuvres, par les meilleurs photographes (Horst P. Horst, Boris Lipnitzki, Cecil Beaton…)]. Elle inaugure une « manière » et des choix qui la signaleront définitivement à une clientèle exigeante ainsi qu’au grand public : le dos nus en triangle, dont le sommet se forme à la naissance du cou, et la base découvre généreusement les reins ; le drapé à plat, obtenu sans excès de coutures ; l’usage des fibres nouvelles. Elle augmentera ses qualités propres des inspirations que lui vaudront sa curiosité inlassable et plusieurs grands voyages.

En 1937, elle épouse Serge Anatolievitch Czerefkow, dit Grès, peintre russe, avec lequel elle formera un couple… singulier. Vient la guerre, l’exode : réfugiée en Haute-Garonne, privée des soins de son coiffeur parisien, elle adopte le port du turban, dont elle ne se séparera plus. La maison Grès est fondée en 1942. La légion d’honneur, la reconnaissance internationale, ses fameux drapés en jersey, en un mot son style , ne lui épargneront pas la liquidation en 1987. Les temps avaient changé : la haute-couture était condamnée à disparaître.

Pourtant, cet univers méconnu, vilipendé par les fâcheux comme par les utilitaristes, avait largement contribué au redressement de la France et corrigé son image, cabossée par quatre ans d’occupation. Rappelons pour mémoire, la manifestation baptisée Le théâtre de la mode, qui, dès octobre 1944, restaurera la splendeur et la primauté des créations parisiennes, en présentant des modèles nouveaux sur d’exquises et minuscules poupées, dans des décors conçus par Boris Kochno, Christian Bérard, et Jean Cocteau.

Le silence et le mystère entourent les dernières années de Madame Grès. On perd sa trace. On l’oublie. Et l’on apprendra sa mort, survenue en 1993, un an après, par un article de Laurence Benaïm dans le quotidien Le Monde.

Tout Grès est au musée Bourdelle. L’on y assiste aux épisodes de son grand labeur qui lui permit d’habiller le mouvement perpétuel du corps féminin, ce magnifique « appareil ondoyant » qu’évoquait Baudelaire.



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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