Vivre à Ussel


Vivre à Ussel
Gare d'Ussel (Photo : Velvet - Wikimedia commons - cc)

Face aux injonctions contradictoires de la globalisation locale, il est bien difficile de concilier les besoins complémentaires d’enracinement et de dépaysement propres à l’équilibre de tout homme. Surtout qu’en la matière, il n’est justement pas de recette universelle.

En observant les gens, on prend connaissance des petits arrangements de chacun, plus ou moins réussis. Les provinces de France offrent à cet égard un panorama aussi varié que le paysage. En traversant lentement le Massif central d’ouest en est, les toits rouges et bruns périgourdins aux élégants pans coupés cèdent peu à peu la place aux pentes abruptes, en lauzes grises ou noires, des contreforts corréziens.

Ici, on croise le pignon perché d’Uzerche et sa vaste église abbatiale, où Simone de Beauvoir eut sa jeunesse énigmatique, puis Gimel, village à flanc de coteau où se trouvent de célèbres cascades ainsi qu’une petite église où l’on a retrouvé, en déposant le retable, de belles peintures murales du XIVe siècle dissimulées jusqu’alors derrière un badigeon de chaux. Un peu plus loin, la gare de Corrèze, en plein milieu de nulle part et d’une longue ligne droite, à 534 mètres d’altitude. Quelques petites villes d’importance se succèdent. Égletons, Ussel, où de gigantesques internats en pierre volcanique demeurent comme des vestiges d’un temps où la perspective sur le monde, si lointain, était aussi démesurée que les pyramides d’Égypte.

Peu avant Clermont, la route surplombe le village de Rochefort-la-Montagne, tout entier à l’écart des rayons du soleil, tout entier perdu au fond d’une courte vallée encaissée. Ici aussi se trouvait naguère un internat, de taille plus modeste. Malgré les portes condamnées, c’est comme s’il y était encore. Et sans cesse battus par la tempête de neige, les mollets nus des enfants aux chaussettes en tire-bouchon. Non loin se trouve le village d’Orcival aux pierres sombres et sa vierge en majesté couverte d’or, chef-d’œuvre de l’art roman d’Auvergne. Cette vierge, qui n’est pas à proprement parler de tendresse, a toute la virilité nécessaire pour enseigner à son divin Fils les horizons vastes et surtout la ténacité.

« S j’avais su, je me serais installé plus au sud… »

À Ussel, un homme a failli mourir. Il dépérissait sous mes yeux, tandis que chaque année, en traversant la France, je le voyais se languir devant la porte vitrée de sa boucherie qui se trouvait juste à côté d’un café où j’avais mes habitudes. Je pris aussi l’habitude de lui acheter un ou deux saucissons en passant. Il était d’origine espagnole. Il proposait des spécialités de son pays, comme il disait, de la saucisse basque au piment, du chorizo, de la morcilla de Burgos, du jambon serrano. Peu à peu, les spécialités espagnoles envahissaient sa vitrine. Et, d’année en année, son humeur s’assombrissait. « J’ai acheté cette boutique, ici, disait-il avec un sourire navré, c’est trop tard pour changer. Mais si j’avais su, je me serais installé plus au sud, au bord de la Garonne. »

Ussel est une petite ville de montagne ; l’été y est agréable, mais, en hiver, le climat y est redoutable. Du reste, en quoi cela justifie-t-il un contraste avec l’Espagne ? À moins de réduire la vaste péninsule à une petite carte postale de plage ensoleillée. Ce que, sans doute, le boucher, en fin connaisseur, ne faisait pas. En témoigne ne serait-ce que la présence dans son étalage du jambon serrano qui signifie « de montagne ». Les contreforts des Pyrénées, la Sierra Nevada et une bonne partie du plateau castillan n’ont rien à envier au Massif central en ce qui concerne les frimas hivernaux.

C’est la distance qui aggravait les choses. Lorsqu’il évoquait la Garonne, c’était pour observer aussitôt que le fleuve aquitain prend sa source en Espagne, dans la vallée d’Aran, la vallée des vallées, territoire quasiment autonome où l’on parle encore une variété de l’occitan. Comment survivre aussi loin de la vallée d’Aran ? Parfois, il confectionnait tendrement une langoïssa seca pour soulager son malaise. Avec soin, il dessinait une étiquette rédigée en occitan et c’était l’occasion pour lui de raconter encore et encore son histoire.

En fait, sa loyauté se partageait de manière imprécise et changeante entre le castillan et l’occitan. Le catalan peut-être aussi avait sa part, ne serait-ce qu’en vertu du délicieux fuet aux herbes. Il avait un tempérament passionné. Son malheur était que sa passion l’éloignait de son entourage plutôt qu’elle ne l’en rapprochait. Son malheur, aussi, était qu’il n’en trouvait pas d’autre pour compenser ce qui était devenu une obsession. Et il en souffrait d’autant plus que son tempérament était plutôt sociable. Il était peiné de ce mur qui le séparait, qui semblait le séparer à jamais de ses clients, voisins et amis. Et plus sa peine était grande, plus sa boutique se transformait en festival ibère permanent.

Ne trouvait-il pas un remède suffisant dans la compagnie des spécialités espagnoles qu’il confectionnait avec tant d’ardeur ? Non. Même pour un boucher, sans doute, le sentiment de partager l’heur de ses préparations carnées, même délicieuses, n’est pas comparable à celui de partager le destin des humains. Il dépérissait.

Il y a quelques années, j’interrompis momentanément mes traversées. Quand je repris bientôt mon mouvement pendulaire, je m’arrêtais de nouveau dans la petite ville avec une légère appréhension. En approchant du magasin, je constatais que mon inquiétude était justifiée. Dans la vitrine, on ne voyait plus aucun produit d’Espagne. En arrière du comptoir, nul poster montrant un taureau en plein effort ou la grâce d’une danseuse de flamenco.

Sur mon élan, j’entrais quand même. Et à ma grande surprise, je tombais face-à-face avec le boucher qui se dirigeait vers la porte vitrée pour installer une nouvelle affiche. Quelle affiche ? Je m’approchais du comptoir. Cherchant mes mots, je demandais deux saucissons. Par acquis de conscience et pour donner un contenu plus chaleureux à ma commande, je demandais s’ils étaient faits maison. Il répondit par l’affirmative et ajouta, tout sourire, qu’ils étaient faits avec du porc d’ici. Il semblait le plus heureux des hommes, totalement épris de la cause locale.

En sortant, je me retournais et pus voir sur la porte l’affiche qu’il venait de fixer où un joli dessin champêtre accompagnait le slogan : « Tous nos porcs sont élevés dans la région ». Poussé par je ne sais quel sixième sens, je jetais encore un coup d’œil à l’intérieur à travers la vitrine et je vis dans les yeux du boucher qu’il m’avait reconnu. Nous n’avions jamais échangé que quelques mots à des intervalles d’un an ou plus. Mais il semblait heureux que je pusse le voir dans sa nouvelle condition de patriote corrézien. Mais peut-être est-ce le fruit de mon imagination.

Épilogue et heure de vérité. Je passais de nouveau dans la petite ville, récemment. La boucherie était fermée. Complètement fermée. Le cas typique : de la peinture blanche passée sur la vitrine ; à travers, on voit des meubles renversés, une ou deux chaussures, un balai par terre. Les affiches sont arrachées. Le boucher a pris sa retraite. Bon vent à lui ! Peut-être en Espagne, finalement ? Chaque chose en son temps…



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