Le dévalement de l’université


Le dévalement de l’université

Université cathédrale

Si l’on en croit les Écritures, seul le péché contre l’esprit est irrémissible et ne peut être pardonné. Or, c’est précisément cette faute que commet l’université : elle oublie sa vocation originelle et, donc, originale (1) ; elle mélange ce qui ne doit pas l’être : le savant et le politique (2). Résultat, elle est devenue incapable d’« écouter l’herbe qui pousse », en l’occurrence de comprendre les métamorphoses sociétales en cours (3).

(1) Faut-il rappeler que, lorsque, au XIIIe siècle, les universités ont été créées (Sorbonne, Bologne, Coïmbra, Cologne), c’était pour échapper à la tutelle des « écoles cathédrales » qui formaient les fonctionnaires de l’époque : le corps ecclésiastique. Les mots ont un sens : Universitas, manière de dire l’interaction et la complémentarité de la théologie avec la médecine, le droit, la philosophie. Et ce afin d’aborder et d’approfondir la nature humaine en sa totalité.

C’est bien cette belle ambition que, de nos jours, les universitaires semblent avoir oubliée. Arc-boutés sur leur discipline, refusant la pluralité des méthodes et des références, ils passent leur temps à dire ce que sont La Sociologie ou La Science. Intelligences sans emploi, uniquement obnubilées par la chasse gardée des places et des postes, « au nom de la science » ! Sans boussole, ils perdent leur sang-froid. Se contentant ainsi d’être des moralistes au petit pied, édictant ce que « doit être le monde », sécrétant, pour reprendre le terme ironique de Nietzsche, une « moraline » aigre suscitant le dégoût du plus grand nombre. En bref, l’université est devenue une « école cathédrale ». Elle se contente, donc, de former les curés modernes.[access capability= »lire_inedits »] Pour être plus exact, ce ne sont que de petites chapelles qui, à l’image des querelles byzantines d’antan, se préoccupent, dans l’indifférence générale, de questions aussi essentielles que le sexe des anges, c’est à dire le deuxième chiffre après la virgule des innombrables pourcentages et statistiques qui leur tiennent lieu de pensée ! Comme si compter garantissait l’objectivité et la concrétude, alors même que les moyennes ne sont que d’abstraites représentations d’une réalité tronquée, amputée de l’imaginaire collectif qui fonde toute société.

(2) Un tel dévalement de la pensée est, tout simplement la conséquence d’une dommageable confusion oubliant la fondamentale distinction proposée par Max Weber entre « le savant et le politique ».

En effet, ce n’est plus la culture générale qui prévaut, pas plus que l’apprentissage d’un art de penser. Car, oubliant le savoir organique qui unit l’intellectuel à la société qu’il s’emploie à penser, l’universitaire est devenu un pion cafard, « chevalier à la triste figure », qui se contente de réciter, dans un patois de plus en plus incompréhensible, un catéchisme dogmatique dont le fil rouge, caché, mais bien présent, est un stalinisme diffus : le peuple étant naturellement débile, il faut éradiquer cette fausse conscience et lui apporter, de l’extérieur, la conscience saine dont il a besoin.

Pris dans une militance sans horizons, cet universitaire n’a plus de temps à consacrer au lent travail de la pensée, celui qu’a bien défini Aristote : savoir poser bellement des questions. Il se contente d’asséner les réponses, issues de la vulgate marxiste qu’il puise dans des réunions syndicales d’un autre âge, n’ayant que faire de la « neutralité axiologique » propre à l’authentique pensée.

Il est fréquent, dans d’autres milieux, de se gausser des « promotions canapé ».  Mais la « promotion syndicat » qui prévaut dans nombre de nos facultés est-elle préférable ? Les meilleurs sont écartés au profit de ceux qui se contentent de ce que Durkheim nommait, justement, un « conformisme logique » des plus étroits. Autre manière de désigner avant la lettre une « bienpensance » on ne peut plus débile[1. Cf. Michel Maffesoli, Hélène Strohl, Les Nouveaux Bien-pensants, Le Poche du Moment, 2015.]. Pour reprendre un slogan connu : en France on n’avait pas de pétrole, mais on avait des idées ; on n’a toujours pas de pétrole, et on a de moins en moins d’idées !

C’est le sectarisme qui entraîne la perte de sang froid. Légitime dans la société civile, l’engagement politique et syndical n’a pas de pertinence dans la République des lettres. Il fait perdre ce mixte de « bon sens et de droite raison » qui, selon Joseph de Maistre, est le gage de la lucidité.

Le système de promotion dans l’université française est des plus conservateurs et frileux : au lieu de laisser chaque université, c’est-à-dire chaque communauté scientifique, recruter ses pairs, sur la base de diplômes obtenus (le doctorat et l’habilitation à diriger des recherches), les jeunes docteurs, qui ont été déclarés tels par un jury de professeurs, sont re-sélectionnés par un jury majoritairement composé de syndicalistes. Celui-ci doit les inscrire sur une liste d’aptitude, au regard de leur dossier (thèse, publications, enseignements). Bien sûr, dans certaines disciplines, le nombre de candidats est tel que le jury ne peut examiner tous les dossiers. Cette sélection devient alors purement idéologique : si le candidat a deux rapporteurs « du même bord », il est déclaré apte. S’il a deux rapporteurs qui sont hostiles à son directeur de thèse, il est déclaré inapte sans même que le jury en discute : le vote se fait sur des listes bloquées, d’admis ou de refusés. Seuls les cas où les deux rapporteurs ne sont pas d’accord sont discutés. Cette sélection se prétend bien sûr scientifique et objective : en fait, les seuls critères sont  la bienveillance ou non des rapporteurs.

Dans nombre d’autres pays, le recrutement n’a pas cette apparence objective et républicaine, mais il se fait sur la connaissance réelle des compétences des candidats et de leur aptitude à intégrer une communauté de travail. Au Brésil par exemple, tous les critères selon lesquels les candidats sont jugés (publications, participation à des colloques, enseignements…) sont publics et accessibles à tous ; dans nombre de pays, les enseignants sont évalués par leurs étudiants. Chez nous, il faut d’abord avoir l’odeur de la meute. Ce qui est curieux pour des personnes qui réfutent toute appartenance communautaire !

(3) Dès lors, n’étant plus producteurs d’idées, ces intellectuels-militants font de la « résistance ». À qui, à quoi, sinon à l’élan vital irrésistible qui est au fondement même de la socialité postmoderne.

Obnubilés par une conception matérialiste de la société, protagonistes d’une marxisation du monde faisant de l’économie l’alpha et l’oméga de toutes choses, ces universitaires figés en leur action politique ne comprennent rien au « holisme » (totalité ou entièreté) en gestation. Holisme, voilà un gros mot que l’on trouve chez Durkheim afin de souligner en quoi le social, en sa globalité, n’est pas réductible à la somme des parties. Plus proche de nous, le « new age » californien va utiliser ce terme afin de souligner les interactions existant entre la vie sociale et la vie naturelle. Autre manière de nommer une sensibilité écologique pour laquelle ce qui est en jeu est bien une naturalisation de la culture et une culturalisation de la nature ! En bref, la vie comme un tout que l’on ne peut plus « saucissonner » à loisir.

Foin des dichotomies et des coupures modernes ! S’il est une figure rhétorique pertinente pour comprendre ce qui est en jeu, c’est bien l’oxymore. Elle traduit l’intime liaison du matériel et du spirituel, du corporéisme et du mysticisme. Et c’est bien cela qui suscite la crainte de nos universitaires aux idées courtes et, surtout, unilatérales.

Leur impuissance, leur déphasage ne sont que l’expression d’une irrépressible terreur du présent stricto sensu – ce qui se présente. Ce qui n’est pas sans engendrer des désordres évidents dans leurs cerveaux effarouchés. Déniant l’importance de l’esprit et de l’immatériel à l’œuvre dans le bien commun, ils s’affolent. Dénégation particulièrement évidente en ce que, pour eux, la culture est seconde par rapport au politique. Au politiquement correct, cela s’entend. La roborative remarque de Charles Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique » est soit ignorée, soit qualifiée de réactionnaire.

Et le signe d’un tel désarroi est l’extraordinaire agressivité dont font preuve ces demi-soldes de la théorie. La disputatio d’antique mémoire, c’est-à-dire l’échange sans concession, mais toujours courtois, laisse la place à l’invective. La critique ad hominem remplace le débat d’idées. Arrogance et jactance tonitruantes n’étant pas sans rappeler l’ironique remarque de Raymond Devos : « Lorsque je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache ! »

Je l’ai souligné, l’Universitas s’employait à dire l’homme en son entièreté. La « bocalisation » universitaire est la négation de celle-ci. Mais, comme elle reprend force et vigueur, il n’est pas étonnant que les discours intellectuels, aussi bruyants soient-ils, demeurent on ne peut plus inaudibles !

Revenons à Thomas d’Aquin et à son approche réaliste du donné humain. Elle reposait sur l’intime liaison existant entre le sensible et l’intelligible. Il y a en effet un va-et-vient constant entre la capacité de rêver, de jouer, de faire la fête, en un mot d’imaginer le monde, et le fait de le penser. Le réel authentique est gros des fantasmes ou des fantaisies collectives. C’est cela, la sagesse populaire qu’il est dommageable de taxer de « populisme ». N’est-ce point cela, que Péguy, encore lui, nomme joliment la « mystique républicaine » ?

D’où l’étroite connexion existant entre la libido sentiendi, ce désir de sentir, et la libido sciendi, ou désir de savoir. C’est en oubliant cela que les universitaires, en leurs diverses chapelles, oublient leur originale vocation et perdent leur temps en une libido dominandi on ne peut plus vaine et, à coup sûr, bien abstraite. Obnubilés par un « principe de réalité » réduisant toutes choses à leur dimension politique ou économique, ils négligent la force de l’esprit sur laquelle repose, de facto, toute civilisation digne de ce nom. C’est cette quête d’un illusoire pouvoir, pour laquelle ils ne sont pas armés, qui fait d’eux des ridicules bambins dont on n’écoute plus les lancinantes criailleries.

« Words, words, words » : n’est-ce pas ainsi que l’on peut souligner, avec Hamlet, la vanité d’un savoir abstrait et déconnecté du réel !

C’est lorsque le mot devient parole fondatrice qu’il est en adéquation avec les choses humaines. L’enjeu est d’importance. Ce ne sont plus les « chercheurs », ces rentiers de la République, qui sont à même d’y répondre. C’est hors institution, dans l’horizontalité des réseaux sociaux, dans les marges de l’establishment que l’on a quelque chance de découvrir les « trouveurs » contemporains.[/access]

Michel Maffesoli et Hélène Strohl, La France étroite, face à l’intégrisme laïc, l’idéal communautaire, éditions du Moment, 2015.

*Photo : © Selva/Leemage.

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Novembre 2015 #29

Article extrait du Magazine Causeur



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