Mixité à l’école: l’espoir et la peur des mères


Mixité à l’école: l’espoir et la peur des mères

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On sera mieux au McDo pour parler. En terrasse, c’est plus tranquille qu’à l’intérieur. Salika Amara, présidente de l’association Filles et fils de la République et ancien professeur de lettres dans un lycée professionnel, a demandé à Sabira et Aïcha, deux mamans d’élèves à Créteil, de venir exposer leurs cas, autrement dit leurs difficultés. En face du fast-food, de l’autre côté de la rue Juliette Savar, se trouve le groupe scolaire Louis Allezard, qui réunit maternelle, primaire et collège, à l’aspect un peu froid. Sujet de la rencontre : « la mixité à l’école ». Une contradiction dans les termes, comprend-on, ici comme ailleurs en France. Le même jour, la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem présentait un dispositif censé réduire cette fracture dans les collèges. Dix-sept départements sont appelés à tester dès la rentrée prochaine des mesures qui visent un seul but, d’une ambition modeste en apparence, mais il faut bien commencer par quelque part : que les gens fassent connaissance.

Les Blancs d’un côté, les Noirs et les Arabes de l’autre.

Faire connaissance quand il n’y a plus que méconnaissance, sur fond d’ethnies, de cultures et de religions, la notion de classes sociales semblant avoir beaucoup perdu de sa puissance évocatrice. Les années, les affinités, l’Etat défaillant ou impuissant ont ghettoïsé les populations : les Blancs d’un côté, les Noirs et les Arabes de l’autre. Haro donc sur la carte scolaire, mais à pas de loup, sans chercher à brusquer, en misant sur les bonnes volontés. Les parents noirs ou arabes des quartiers pauvres – niveaux de revenus et couleurs de peau se superposant dans plus d’un cas, mais des Blancs cumulent aussi – devront avoir le choix pour leurs enfants entre plusieurs collèges, y compris de « centre-ville », lieu fantasmé de la réussite, et non plus être assignés à un seul établissement, foyer de l’entre-soi, ce faux cocon. Quant aux Blancs, ils sont invités à renouer avec ceux dont ils se sont séparés.

Cela fait bien dix ans que Salika Amara se bat pour la « mixité ». Son association a participé fin octobre à Paris à la constitution du « Réseau des sans voix », un mouvement à vocation nationale, regroupant une douzaine de collectifs de mères de familles, à l’initiative de l’un d’eux, le Petit Bard, quartier périphérique de Montpellier dont la quasi-totalité des résidents est d’origine marocaine. Ce sont les « mamans du Petit Bard » qui, l’an dernier, réalisant que leur progéniture en âge d’entrer au collège était entièrement destinée au malfamé « Las Cazes », se sont révoltées contre l’administration héraultaise. Elles ont obtenu en partie gain de cause et c’est probablement grâce à elles si « Najat » a dévoilé lundi un plan prudent d’assouplissement de la carte scolaire. L’Hérault est d’ailleurs l’un des dix-sept départements tests, tout comme la Seine-Saint-Denis. Créteil et le Val-de-Marne, eux, ne sont pas concernés, du moins pas pour l’instant.

D’origine maghrébine, toutes deux nées en France, Sabira et Aïcha ont entre 30 et 40 ans. Elles parlent sans s’arrêter, Sabira surtout. C’est toute une vie qu’elles voudraient raconter, attablées en milieu d’après-midi à la terrasse de l’enseigne américaine, située près de la ligne 8 du métro, entre les stations Créteil-L’Echat et Créteil-Université. « Mes enfants ont d’abord été inscrits à la maternelle De Maillé, une école catholique », commence Sabira, parlant de cette adresse comme d’un paradis sur terre. Cet établissement privé lui coûtait 250 euros par mois. « Mais j’avais les moyens, j’étais guide-interprète à Paris, anglais-espagnol, je gagnais bien ma vie. Mon employeur m’avait trouvé un logement à Créteil. Et puis j’ai divorcé, mon ex-mari est parti dans le Nord de la France. Je n’avais plus assez d’argent pour garder mes enfants dans le privé. J’ai dû les mettre à Allezard. »

« Une super école, avec 80% de Blancs et 20% de Maghrébins et de Noirs »

Elle a vécu ce changement forcé comme un déclassement. Aujourd’hui au RSA, ayant perdu « dix kilos » au début de l’année dans un bras-de-fer avec la direction de l’école au sujet de son fils, accusé à tort d’avoir participé au passage à tabac d’un souffre-douleur – il était à l’étude au moment des faits –, elle respire un peu mieux aujourd’hui : son fils est finalement allé au collège Victor Hugo, plutôt bien coté. Sa fille, elle, devait être envoyée à « Léo Lagrange », où « il n’y pas de mixité sociale, pas ou très peu de Blancs », déplore Sabira, mais le rectorat d’académie a consenti à l’inscrire aux Buttes, « une super école, avec 80% de Blancs et 20% de Maghrébins et de Noirs ». Le niveau y est plus élevé qu’à Allezard, classé Réseau d’éducation prioritaire, mais qui, selon Sabira, mériterait de bénéficier de l’apport des RASED, les Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté. « Les Buttes, c’était pour acheter mon silence, affirme la mère. On avait découvert qu’un concours en instruction publique organisé par l’école Allezard récompenserait la classe qui dirait le moins d’insultes. On avait trouvé ça totalement déplacé. »

Aïcha a un fils de 11 ans, en 6e au collège Allezard. Pour lui, c’est mieux que le collège de secteur Louis Issaurat qu’il a d’abord fréquenté à Créteil, nous dit sa mère qui en conserve un très mauvais souvenir. « Maman, je ne me sens pas bien, j’étouffe », s’est-il plaint un jour. « Dans sa classe, il n’y avait que des Noirs et des Arabes, le seul Blanc était un CLIS (atteint d’un handicap) », rapporte Aïcha, un bonnet sur ses cheveux noirs alors que ceux de Sabira sont blonds. « Cette école ne me plaisait pas, je n’étais pas contente du travail de certains profs, confie-t-elle. Au premier trimestre, en maths, mon fils n’avait que des polycopiés et seulement trois pages écrites de sa main dans son cahier d’exercices. Je suis allée voir le prof, il m’a répondu que c’était sa méthode de travail. J’en ai averti la directrice, mais rien n’a changé. » Aïcha a demandé une dérogation pour son fils et l’a obtenue. Ce fut Allezard. Autrefois aide-soignante dans un « très bon service », gagnant alors « bien sa vie », elle s’est arrêtée de travailler pour pouvoir s’occuper pleinement de ses deux enfants, dont une fille. Son compagnon est actuellement au chômage, mais elle a bon espoir qu’il retrouve du travail.

Si Allezard l’emporte à ses yeux sur Issaurat, la situation est loin d’être idéale. « Il y a des bagarres à la sortie de l’école, la police vient parfois », dit-elle. Les deux mères nourrissent des craintes. L’environnement n’est pas des plus sûrs. Fin octobre, un ado de 14 ans a été grièvement blessé au couteau, par une bande, à Créteil Soleil, le centre commercial proche du groupe scolaire Allezard, atteignable par une passerelle qui enjambe la quatre-voies.

« Les enfants de 13 ans qui se retrouvent en Syrie veulent vivre, en réalité »

La « mixité », ce synonyme du vivre-ensemble, les deux femmes la souhaitent. « Pas seulement à l’école, dans les quartiers aussi, renchérit Aïcha. La démographie y est explosive. Moi, je suis née à Créteil, et quand j’étais enfant, la mixité était partout, nous étions tous mélangés. Aujourd’hui, nous ne vivons plus qu’entre Noirs et Arabes, les jeunes restent entre eux et ne s’ouvrent pas au monde. Mais on ne peut pas rester tout le temps entre soi. » Sabira garde un souvenir ébloui de ses jeunes années. Elle habitait Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines. « On avait tous de super écoles, mes copains et copines ont tous bien réussi », dit-elle.

Nostalgiques de la « France d’avant », d’avant la France identitaire et versée dans l’islam pour une partie d’entre elle, Aïcha et Sabira, qui ne portent pas le voile, estiment que « depuis Charlie, on est encore plus stigmatisés ». « Pourtant, ajoute Aïcha, je suis laïque et je le serai toujours. Je veux juste que mes enfants aient une bonne école. » Son fils ignore encore quel métier il exercera plus tard, sa fille, « musulmane pratiquante », a une idée : « éducatrice spécialisée pour les enfants auditionnés dans les palais de justice ». Le fils de Sabira, lui, veut être « véto ». La radicalisation islamiste fait peur aux parents. Aïcha raconte avoir une voisine dont la fille « s’est mise avec un petit jeune de la cité et qui a retiré ses trois enfants de l’école ». Elle pense que « les enfants de 13 ans qui se retrouvent en Syrie veulent vivre, en réalité ». Elle redoute l’effet de vexations et frustrations accumulées. « L’autre jour, mon fils est allé voir l’exposition Warhol à Paris, avec la MJC. À leur arrivée, les vigiles ne les ont pas lâchés, lui et ses copains. » Le terrorisme la mine. « Chaque fois qu’un attentat se produit, on se dit : pourvu que ce ne soit pas un Arabe ! J’ai peur qu’avec tout cela, les laïcs deviennent communautaristes à leur tour. »

Ces mères sentent un danger monter autour d’elles et demandent que tout soit fait pour le combattre. Après une logique de séparation longtemps à l’œuvre, c’en est une autre, complètement inverse, qu’elles appellent de leurs vœux. Pour que leurs enfants soient du pays qu’ils habitent. Leurs quartiers « sans Blancs » peuvent leur donner le sentiment d’être majoritaires en France, or, « non », ce n’est pas le cas, soutient Sana, du collectif des « Mamans du Petit Bard » à Montpellier. « Cela ne me dérange pas que les enfants du quartier où j’habite se retrouvent minoritaires dans un collège du centre-ville, nous le sommes de toute façon, minoritaires. »

L’histoire dira peut-être un jour, avec quelque ironie, que des mères déterminées, voilées pour beaucoup d’entre elles, ont remis en marche la machine à faire du Français.

*Photo: DR.



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