Un été au Kurdistan


Un été au Kurdistan

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« Regarde là-bas, tu peux voir Mossoul ! » : je jette un coup d’œil rapide à travers le hublot, et aperçois au loin les lumières de la nouvelle capitale du « califat ». À ma hantise habituelle de l’avion s’ajoutent de nouvelles palpitations : et si les djihadistes de l’État islamique (EI) décidaient de s’en prendre à notre avion ? Le crash du Malaysian Airlines en Ukraine toujours en tête, je tente de me rassurer en me répétant qu’aux dernières nouvelles les djihadistes ne disposent pas de missiles sol-air. Mais alors, pourquoi tant de compagnies ont-elles suspendu leurs vols sur la totalité du territoire irakien ? Mes palpitations s’accélèrent lorsque j’essaie d’imaginer un instant l’horreur du « califat », qui s’étend à quelques kilomètres sous mes pieds.

Lorsque j’ai atterri, le 21 juillet, dans le petit aéroport de Sulaymaniyah, la deuxième ville du Kurdistan, la situation était tout autre. « Les gens disent qu’ici, c’est le Dubaï des années 1980, m’avait annoncé, enthousiaste, une jeune Américaine, au Chalak café, le lieu de rencontre des expatriés. C’est maintenant que les choses sont en train de se faire, nous assistons à un boom, et nous en faisons partie. » En arrivant à Sulaymaniyah, j’étais bien décidée à plonger dans l’effervescence économique, politique et culturelle d’une région en pleine découverte d’elle-même et de ses possibilités.[access capability= »lire_inedits »]

Pourtant le volcan géostratégique de l’EI avait déjà envoyé quelques signes précurseurs. Le 10 juin, les colonnes de l’EI venues de Syrie avaient pris Mossoul. Pour beaucoup en Occident, ce fut un choc. Au Kurdistan, au contraire, mes interlocuteurs m’ont assuré qu’à l’époque ils étaient moins surpris par la chute de Mossoul elle-même que par sa rapidité. Certains avançaient même que la débandade de l’armée de Nouri al-Maliki était calculée afin de diviser l’Irak en trois, laissant les sunnites construire leur « califat » dans le nord du pays, une région pauvre en pétrole. Nous étions tous persuadés que l’EI n’aurait aucun intérêt à s’attaquer aux Kurdes. Et s’ils osaient, il y avait l’armée kurde, les peshmerga (« ceux qui regardent la mort en face »).

Comme tout le monde au Kurdistan, moi aussi je pensais ces légendaires combattants de la montagne infaillibles. J’ai très vite compris la fierté qui leur est réservée, une fierté confinant parfois à la mythification ; j’ai écouté avec admiration le récit des nombreux exploits des combattants contre le régime de Saddam, j’ai observé l’agacement des Kurdes contre certains journaux occidentaux qualifiant les peshmerga de « milices ». Je me sentais alors en totale sécurité au sein des étroites frontières kurdes, persuadée que le danger était le lot du reste de l’Irak. Ceux qui avaient tant lutté pour l’autonomie de leur pays contre l’armée irakienne de Saddam Hussein sauraient nous défendre contre cette nouvelle menace. J’ai pu en toute conscience rassurer mes proches sur la sécurité du Kurdistan en général et la mienne en particulier… J’ai pu également profiter de ce qui, rétrospectivement, n’était qu’une parenthèse, pour redécouvrir la beauté des montagnes kurdes qui entourent la ville. Je les avais connues verdoyantes au printemps, elles sont désormais ocre sous le soleil d’été. Mais le calme était tout relatif, et le nombre sans cesse croissant des réfugiés fuyant les forces de l’EI en était un constant rappel, petites vaguelettes annonçant un tsunami.

Vers la fin du mois de juillet, je me rends au monastère de Sulaymaniyah pour un reportage. Mon idée est de rencontrer des familles de Mossoul, et surtout de Qaraqosh, un petit village à 30 km de la ville qui, en quelques heures, s’est littéralement vidé de sa population à l’arrivée des djihadistes. À ma surprise, le lieu est presque vide, la plupart des familles étant rentrées chez elles après l’intervention des peshmerga, qui ont réussi à rétablir l’ordre et la sécurité. Face à ma réaction enthousiaste, le frère qui m’a accueillie reste silencieux. Il semble craindre le pire. L’avenir va lui donner raison.

On comprend aujourd’hui que cet épisode n’était qu’une escarmouche sans importance. En réalité, dès que l’EI a décidé de s’attaquer au front kurde, la situation s’est dégradée très rapidement. Début août, les peshmerga sont mis en déroute et les djihadistes prennent les villes kurdes de Wana, Zoumar et Sinjar, le très stratégique barrage de Mossoul ainsi que de nombreux gisements pétroliers. Le choc est tel que l’improbable, voire l’impossible, se produit : face à la menace, l’armée irakienne et les Kurdes concluent une alliance ! Mais le miracle politique tarde à en produire d’autres sur le champ de bataille et, le 7 août, l’EI conquiert Makhmour ainsi que plusieurs autres villes de la plaine de Ninive, dont Qaraqosh. À peine rentrées chez elles, les familles que j’avais ratées une semaine plus tôt ont repris la route, et le monastère est de nouveau plein. Les camps sont submergés, comme je le constaterai quelques jours plus tard lors de ma visite à Arbat, une ville proche de Sulaymaniyah.

Ces défaites plongent les Kurdes dans l’angoisse. Les combats se rapprochent d’Erbil et les rumeurs vont bon train : sont-ils à 10 km, 15 km ou 30 km de la capitale kurde ? On me raconte que les rues d’Erbil sont désertes. Il est difficile de discerner le vrai du faux, et les gens se crispent. Sur une page Facebook dédiée au Kurdistan, une jeune fille se fait violemment accuser de diffuser les discours de l’EI parce qu’elle a osé demander si le barrage de Mossoul était tombé aux mains des djihadistes. Perdue entre la propagande de l’EI et celle du gouvernement kurde, je décide d’arrêter de suivre toutes les nouvelles en direct. De toute façon, pour éviter que les djihadistes ne répandent des informations par les réseaux sociaux, les autorités kurdes rendent Facebook et Twitter inaccessibles. Je me demande si à Paris, à la fin du mois mai 1940, les choses ne se passaient pas ainsi : insouciance, confiance, doutes, inquiétudes, panique…

C’est alors que nous recevons un message de l’ambassade de France nous indiquant que « la situation au Kurdistan d’Irak est fragilisée et instable, à la suite de plusieurs revers des peshmerga », mais qu’il « convient toutefois de ne pas céder inutilement à la panique ». Ça y est ! Avec les meilleures intentions du monde, le mot est lâché, et j’avoue y céder légèrement, à cette panique, surtout lorsque j’apprends que le Kurdistan est désormais « zone rouge » sur le site du gouvernement (« formellement déconseillé »). Les Australiens et les Britanniques sont sommés de regagner leurs pays, et je crains dès lors devoir faire de même.

Le lendemain, nous apprenons la décision des Américains de lancer des frappes aériennes. J’éprouve un certain soulagement. À l’ONG pour laquelle je travaille, mes collègues kurdes approuvent l’intervention américaine, même s’ils l’estiment déjà insuffisante. Je sens aussi que l’atmosphère est en train de changer. Après le choc produit par la progression fulgurante de Daech, les Kurdes serrent les coudes et manifestent une farouche détermination à défendre leur territoire et leur honneur. J’entends qu’un tel a déjà ressorti ses armes, qu’un autre veut s’engager dans un stage d’entraînement, tandis que tel ancien peshmerga s’inscrit sur la liste des réservistes.

Quant à nous, malgré le redressement de la situation à partir de la mi-août, nous avons été contraints de quitter le pays. On nous dit que c’est temporaire. C’est donc de Paris que j’assiste aux succès militaires des Kurdes soutenus par les Occidentaux. À la télé, les images du nord de l’Irak se superposent à celles de la libération de Paris dont c’est le 70e anniversaire. Eté 1944, été 2014 – rien n’est jamais acquis. Et puis, la guerre sur écran, ce n’est décidément pas pareil.[/access]

* Photo : AP/SIPA.AP21624129_000002

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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