Le gouvernement français a peur des taxis


Le gouvernement français a peur des taxis

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Richard Darbéra est historien, chercheur au CNRS et auteur d’Où vont les taxis ?.

Ludovic Fillols. Les récents incidents impliquant chauffeurs de taxi ne sont pas le premier conflit entre cette corporation et l’Etat. Pourtant, la loi française étouffant presque toute concurrence semble particulièrement favorable aux intérêts des taxis. Comment expliquer ces rapports particuliers entre les taxis et le pouvoir en France ?

Richard Darbéra. Le gouvernement français, contrairement à ceux des autres pays, redoute les taxis. En conséquence, il a été amené à maintenir des conditions légales non adaptées aux conditions réelles. Or, plus on retarde l’ajustement, plus les bouleversements risquent d’être grands. Faute d’avoir procédé par touches tous les dix ans, on  risque de voir toutes les digues s’effondrer pour la première fois depuis cinquante ans.

Que s’est t-il passé il y a cinquante ans ?

En 1955, un décret avait réactivé une distinction ancienne entre voitures de petite remise et voitures de grande remise, ces dernières étant des « voitures de tourisme de luxe » conduites par le propriétaire ou son préposé, suivant des conditions fixées à l’avance entre les parties. Or, contrairement aux voitures de petite remise qui, comme les taxis, relèvent du ministre de l’Intérieur, les voitures de grande remise relèvent du « ministre des travaux publics, des transports et du tourisme ». Jusqu’aux années 1970 et la démocratisation du téléphone, cette cohabitation n’a pas posé de problème.

Avec un téléphone dans chaque foyer, il n’était plus besoin d’aller chercher ces voitures dans leur remise. Les taxis ont vu le danger de cette nouvelle concurrence, et ont protesté contre le développement rapide des petites remises, mais c’est en France qu’ils ont été particulièrement bien écoutés. A l’époque, il était possible de garder la différence qui existe entre la voiture de remise et le taxi. Le taxi gardait le monopole de la rue par le biais du maraudage. Cela n’a pas été le cas. En effet, depuis plus de 30 ans, les ministres de  l’Intérieur successifs se sont appliqués à faire quasiment disparaître les voitures de petite remise.

Plusieurs économistes ont depuis recommandé de libérer la petite remise avec par exemple l’introduction d’une sorte de « radio-taxi » comme c’est le cas à Londres. La « décision n°210 » du rapport Attali en est l’exemple le plus récent. Mais début février 2008, après trois jours de manifestations des taxis dans plusieurs villes de France, le gouvernement a rapidement enterré cette proposition. Le gouvernement, dans l’intérêt des Français, aurait dû imposer la réforme. Mais du point de vue des taxis, ils ont bien fait de refuser les réformes Attali. Le vrai problème, c’est qu’ils n’ont pas anticipé le risque d’effondrement d’un système figé depuis trop longtemps. Ils auraient dû considérer la reculade du gouvernement comme un répit pour se moderniser, améliorer la qualité du service, et accepter une augmentation progressive de leur nombre pour rattraper le retard accumulé.

Toutefois, l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, le décret du 18 mai 2007 relatif à la composition du premier gouvernement Fillon, déplace la direction du tourisme du ministère des transports vers le ministère des finances. Deux ans plus tard, par la modification de quelques paragraphes dans le Code du Tourisme, la législation des voitures de grande remise a été « modernisée » en prenant le nom de « voiture de tourisme avec chauffeur ou VTC ». Cette réforme est entrée en vigueur le 1er janvier 2010. Ces textes ont largement modifié le secteur du transport de tourisme en simplifiant l’accès à la profession. Bien que très discrète, cette réforme n’est pas passée inaperçue, et l’activité a connu une expansion rapide. Ainsi, par un habile tour de passe-passe, le législateur venait de ressusciter une forme de petite remise, mais une petite remise hors d’atteinte du ministre de l’Intérieur.

Concrètement, comment ce monopole a-t-il été maintenu ?

Deux raisons assuraient le monopole des taxis : l’existence de tarifs administrés et celle d’un numerus clausus. Avec les applications pour smartphones, les raisons de réguler le marché ont disparu car grâce à la géolocalisation des véhicules, il n’y a plus besoin de héler le taxi. De plus, on connaît le tarif à l’avance avec les VTC. Ces technologies permettent la création de ce que les économistes appellent « un marché parfait » où toute l’information est disponible rapidement pour tout le monde et où la concurrence peut fonctionner. Le contrôle est automatique grâce au mécanisme des notes. Si un taxi se comporte de façon scandaleuse, théoriquement la police lui retire sa licence. Un chauffeur de VTC qui n’est pas correct se retrouve sans clients.

Justement, dans le cadre du débat des critiques, notamment populaires, ont été émises à l’encontre des taxis. Quelle est aujourd’hui la principale lacune des taxis français ?

Le problème des taxis est un problème de qualité du service. C’est ce que ce que montre le fait que lettre ouverte de Maxime Coulon sur Facebook soit devenue virale. Un artisan boulanger qui fait du mauvais pain n’aura plus de clients. Un artisan taxi qui rend mauvais service, même très mauvais service, aura toujours des clients. Cela vient du fait qu’avec 20 000 taxis parisiens, la probabilité de retomber sur le même client est quasiment nulle. Le taxi n’a aucune incitation à être correct sauf par goût du métier. Et l’expérience montre que tous n’ont pas cette vocation.

Cette piètre qualité s’explique, de plus, par la quasi-inexistence du contrôle qualité. En théorie, la qualité du service est contrôlée par la préfecture de police. Mais c’est un contrôle en grande partie impossible à mener. Un taxi qui se soustrait à l’obligation légale de prendre un client ne risque quasiment rien. La préfecture fournit un formulaire, reçoit les plaintes qu’il traite en six mois… Le contrôle de qualité est donc peu efficace et sans comparaison avec les systèmes de notation en temps réel des VTC.

Pourquoi n’y a-t-il pas UberPop à Londres alors que c’est son introduction sur le marché parisien qui bouleverse la situation française?

Il n’y a pas d’UberPop à Londres parce qu’il n’y a pas de pénurie de chauffeurs de VTC organisée par le gouvernement ! La loi Thévenoud a mis une barrière à l’entrée de la profession en exigeant une formation bidon de 250 heures. Bidon parce qu’il n’y pas d’examen à la fin mais cette formation est vendue entre cinq et six mille euros aux candidats. Pour des gens au chômage, c’est un investissement difficile.

À Londres, le « Transport for  London », organisme public local responsable des transports en commun de la capitale, ne fait payer que des frais de dossier, mais en revanche s’assure d’un casier judiciaire vierge et de l’absence de contravention pour infraction grave (excès de vitesse, alcoolémie, etc.). Rien de tel en France. C’est même Uber qui a choisi de se préoccuper du casier judiciaire de ses chauffeurs tout en admettant que ceux-ci pouvaient produire des faux car Uber ne dispose pas de moyen de vérification.

L’erreur stratégique était de n’avoir pas mis à profit les perches tendues par les propositions du rapport Thévenoud. Dans une première mouture, la loi Thévenoud, faisait obligation pour les taxis d’être géolocalisés, comme le sont les taxis de New York, afin qu’ils puissent bénéficier d’applications concurrentes de celles des VTC. Ils n’ont pas accepté. Mais par là même, ils se sont privés d’un outil qui leur aurait permis de les concurrencer. Ils l’auraient fait avec un avantage certain du seul fait de leur nombre, pour l’instant, bien supérieur à celui des VTC.

Dans le conflit qui oppose aujourd’hui Uber et les autres services semblables aux syndicats des taxis artisans, au-delà de la question juridique et technique, où, selon vous, se trouve l’intérêt général ?

L’intérêt général, dans ce cas-précis, c’est la recherche d’un équilibre entre l’offre et la demande. Les consommateurs veulent des voitures propres, des gens sympathiques, qui viennent quand on en a besoin. Les taxis ne sont pas toujours propres, pas toujours sympathiques et ne sont pas là quand on a besoin d’eux.

Pour assurer le contrôle qualité des taxis, les centraux téléphoniques sont le seul outil existant. La centrale téléphonique de G7 enregistre les plaintes et a plutôt intérêt à assurer la satisfaction des clients. Mais très peu de clients se donnent le mal de se plaindre pour un manque de courtoisie ou un refus de prise en charge. Alors qu’Uber exerce un contrôle permanent grâce au système de notation des courses par le client. Avec une note en dessous de 4, on sort de leur registre. L’intérêt de la population est d’avoir un service de qualité qui n’est possible qu’avec les applications, d’avoir de l’emploi et d’avoir une demande satisfaite (5 à 16 fois moins de chauffeurs à Paris qu’à New York ou Amsterdam). Il y a une pénurie et il y a donc des emplois en jeu. L’intérêt général c’est de développer cette activité.

Que faire avec ceux qui se sont lourdement endetté pour acheter une licence ?

L’idéal serait que l’Etat rachète. Mais c’est très compliqué et l’Etat est impécunieux. En Irlande, où c’est le juge qui a mis fin au numerus clausus (jugé inconstitutionnel), du jour au lendemain, la valeur de la licence à Dublin est tombée de 140 000 euros à zéro… pire encore, le jugement de la Haute Cour et la loi qui a supprimé le contingentement avaient bien précisé que la perte de valeur des licences ne pouvait légalement – ni ne devait – donner droit à compensation.

En fait, certains propriétaires de licences ont pu recevoir une compensation partielle sous la forme d’un remboursement de trop-perçu d’impôt. La loi de finance de février 2001 a en effet autorisé les chauffeurs de taxi propriétaires d’une licence, et d’une seule, à déduire rétroactivement de leurs revenus déclarés sur cinq années consécutives l’amortissement de leur achat à raison de 20% par an. Pour un taux d’imposition de 26% en vigueur à l’époque, cela revenait à rembourser en tout 26 000 euros au chauffeur de taxi qui aurait payé́ sa licence 100 000 euros; à condition, bien sûr, qu’il ait déclaré des revenus d’activité suffisamment élevés pour avoir payé́ chaque année plus de 5 200 euros/an d’impôts sur le revenu. On ne connaît pas le montant de la dépense fiscale que cette mesure a couté au Trésor, mais on peut penser qu’elle ne représentait que quelques pour-cent de la valeur totale des licences que la dérégulation avait fait évaporer.

En février 2002, la situation de détresse de certaines personnes qui avaient placé leurs économies dans l’achat de licences a cependant conduit le gouvernement à nommer le Taxi Hardship Panel, un comité́ de sages pour étudier la nature et l’étendue des difficultés financières rencontrées par ces personnes, et pour recommander des critères d’attribution d’aide.

Le comité́ a reçu et étudié́ plus de 2 000 requêtes. Au terme de cette étude, le rapport du comité́ a recommandé́ la création d’un régime de paiements au bénéfice des titulaires de licences de taxi qui entraient dans l’une des six catégories dont le comité́ estimait qu’elles avaient subi des «difficultés financières personnelles extrêmes» découlant de la libéralisation des taxis. Les paiements allaient de 3000 à 15000 euros selon la catégorie de difficultés en cause.

Au terme du programme, en septembre 2004, un peu plus de 1500 personnes avaient reçu une aide moyenne de 11500 euros, dix fois moins que le prix atteint par les licences à Dublin juste avant le décontingentement. On notera que contrairement à une légende entretenue par certains économistes français, l’Etat n’a pas racheté́ les licences, il a seulement accordé un dédommagement, au reste très partiel, à un peu plus d’un tiers des anciens propriétaires de licences. Le coût total de l’opération (17,5 millions d’euros) était largement inférieur au produit de la vente des 10000 nouvelles licences au prix de 6000 euros chacune.

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*Photo : Michel Euler/AP/SIPA. AP21755607_000010.



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