Sade à Orsay : une exposition, pour quoi faire?


Sade à Orsay : une exposition, pour quoi faire?

sade annie le brun

Il serait malvenu de contester à un commissaire d’exposition le droit de se faire plaisir, surtout lorsqu’il est question de Sade. Dans ce même contexte, il paraîtrait aussi surprenant de remettre en question le divin plaisir de déplaire aux autres, voire de les martyriser. Mais, pour parler plus sérieusement, l’exposition qui se tient au musée d’Orsay autour de la figure de l’auteur de Justine pose de vraies questions quant au rôle d’une exposition et, plus généralement, celui d’un grand musée. On commémore un bicentenaire qui concerne un écrivain sacré par l’histoire littéraire et la communauté intellectuelle. Certes, sans cet œuvre considérable et respecté, la figure du marquis ne serait que celle d’un pervers de haut vol dont la renommée, pour peu qu’il en eût durablement une, se serait arrêtée aux chroniques judiciaires et aux amphithéâtres de psychiatrie. Car, osons le dire, au risque de déplaire, et cette fois sans sadisme, le personnage est plutôt un sale type. Non que nous ayons tendance à manier le jugement moral et l’esprit victorien. Mais il n’est pas inintéressant de souligner que l’on célèbre Sade, grand libérateur de la femme et de l’enfant sans doute (viols, sévices non consentis, canifs et fouets à l’appui), au moment où la question sensible de la condition féminine couvre un large spectre qui va du touchant projet d’interdire la prostitution jusqu’à la « punition » d’un parlementaire pour avoir refusé de féminiser le titre d’un président de séance à l’Assemblée nationale.

On le voit, tout est relatif, mais, surtout, le génie littéraire fait la différence. Soit : c’est donc bien de littérature qu’il est question et non d’une prétendue figure « révolutionnaire » et libératrice, car la misère morale, l’obsession sexuelle et la transgression sociale, n’en déplaise aux nostalgiques de Mai 68, ne suffisent pas à faire une œuvre, et parce que passer une grande partie de sa vie en prison ou dans un asile ne fait pas de vous quelqu’un de génial en soi, que vous soyez écrivain, sculpteur ou pianiste. Le problème est donc que le visiteur qui s’apprête à entrer dans les salles de l’exposition d’Orsay s’attend à apprendre quelque chose sur Sade, son œuvre, sa langue, sa place dans l’histoire littéraire ou artistique.[access capability= »lire_inedits »] Nous ne serons pas dupes du fait que l’on compte bien entendu, quand même, sur quelques frissons racoleurs quant à l’évocation d’un tel auteur et d’une telle vie. Le petit film qui sert de bande-annonce, réalisé pour Orsay, et dans lequel il n’est d’ailleurs question ni d’art, ni de littérature, mais seulement d’une partouze, filmée comme Yann Arthus-Bertrand photographie le drame de la planète polluée, c’est-à-dire sur papier glacé, laisse entendre que l’interdit et l’érotisme seront de la partie, mais très correctement. Passons sur les exigences de la communication qui ont abouti à ce « clip » finalement assez édulcoré, sinon niais, et qui pourrait servir de publicité à Jean Paul Gaultier ou au déodorant Axe. Le visiteur, donc, n’apprendra pas grand-chose sur Sade, sinon par une chronologie assez longue et très neutre que l’on pourrait trouver dans tout ouvrage sérieux sur le sujet, et par des citations habilement choisies. Mais qu’en est-il du reste ?

Consacrer une exposition à une figure littéraire ou musicale est toujours un casse-tête : l’amateur érudit a beau adorer les manuscrits, livres et vieux papiers, un public plus large n’est guère sensible à cet aspect qu’il perçoit comme « documentaire ». Les relations entre les arts, l’illustration d’un thème, les répercussions d’une œuvre dans d’autres disciplines sont évidemment une solution, même si l’on a vite franchi la porte grande ouverte de généralités abusives qui dissolvent le propos. Et, certes, la trame revendiquée de l’exposition est la manière dont l’œuvre de Sade aurait révolutionné la représentation, remis en cause « de manière radicale » les questions de « limite, proportion, débordement, beauté, laideur », débarrassé le regard de tous ses « présupposés religieux, idéologiques, moraux, sociaux, etc. » Cela fait toutefois beaucoup pour un seul homme, surtout mis en perspective avec toute l’histoire de l’art européen, sans jamais la documenter, et sachant que les textes de Sade ont été finalement peu accessibles pendant deux siècles. On invoque donc l’action « souterraine » et « occulte » (concepts chers aux surréalistes) de Sade sur la pensée des artistes, Degas, Moreau, Cézanne… et tous les autres : un peu facile.

Mais, encore une fois, un postulat est toujours honorable, et il vaut mieux une exposition avec une thèse qu’une exposition sans propos. Encore faut-il que la thèse soit défendable, et défendue. Or, le Sade d’Orsay, qui regroupe en vrac et sur le même plan plusieurs centaines de numéros, peintures, dessins, sculptures, photographies, documents, et couvrant une longue période, du xvie siècle (avant Sade donc, faisant de lui un prophète rétrospectif !) jusqu’au xxe, n’est ni une présentation rigoureuse d’œuvres directement inspirées par Sade, ou du moins susceptibles d’en être rapprochées par un contexte historiquement défini, ni même une « illustration », de thèmes liés au sadisme, tant il englobe l’ensemble de la production artistique pourvu qu’on y aperçoive un soupçon de violence (ou pas !). L’exposition « Sade » ne relève donc ni de l’histoire de l’art ni de l’histoire littéraire ; on peut également difficilement dire qu’il s’agit d’histoire culturelle ou transversale, termes eux-mêmes passe-partout et souvent utilisés abusivement. Car, pour qu’il y ait histoire, il faut qu’il y ait méthode, rigueur, logique, outils valides et pertinents, respect des œuvres et de leur signification, sans instrumentalisation aucune. Or, Annie Le Brun, commissaire de l’exposition, n’est évidemment pas dans cette logique. On pense plutôt à une « exposition d’auteur » et, de fait, plus que de l’histoire de l’art, « Sade. Attaquer le soleil » relève davantage du musée imaginaire personnel, intime et solitaire, conçu pour se faire plaisir par un esprit de haute culture, habité par des convictions, passionné de lettres et d’images, dans la logique d’un André Breton. On peut même dire que les salles d’Orsay sont comme « le mur » du pape du surréalisme, mais sur cinq cents mètres carrés.

Bien sûr, il ne viendrait à personne l’idée de s’immiscer dans l’imaginaire personnel d’Annie Le Brun, auteur de nombreux ouvrages magistraux, figure du surréalisme et personnalité éminemment sympathique ; mais une exposition n’est pas un livre (le catalogue de l’exposition est tout autre chose et mérite sans aucun doute une approche différente), et l’on est en droit de se demander en quoi cet imaginaire très personnel constitue un apport à la connaissance de Sade ou de l’art ? On est heureux de voir et de revoir (car il y a peu de découvertes) de belles œuvres ; il n’en reste pas moins que Sade n’a pas rédigé LIliade, LOdyssée et l’Ancien Testament, que c’est Jacques de Voragine qui a écrit la Légende dorée et les Bollandistes les Acta Sanctorum, que l’on peut représenter les travaux d’Hercule ou le martyre de saint Sébastien, faire la guerre et l’amour, et les peindre, sans être sadique, que l’on peut même assassiner sa voisine, la couper en morceaux et la mettre dans une valise (comme le montre, sous un voile noir, une photographie judiciaire exposée) sans avoir été « sadique » à proprement parler.

Devant l’accumulation d’œuvres et d’images déconnectées de leur identité propre, et converties, de force, comme il se doit, au sadisme, on est placé devant ce dilemme : tout est sadique ou rien ne l’est, et aucune définition du sadisme n’est finalement offerte au visiteur. L’historicité et la singularité du phénomène Sade et sa vraie fortune postérieure sont ainsi évacuées au profit d’une sorte de totalité idéologique qui s’auto-légitime à travers un prisme universel auquel, infailliblement, rien n’échappe, comme avec le marxisme et la psychanalyse. On sait ce que le grand Roger Caillois, revenu du surréalisme après avoir dénoncé la niaiserie de l’affaire des pois sauteurs, pensait de ces idéologies érigées en dogmes. De la préhistoire à nos jours, la violence est donc sadique. C’est un peu court. Ainsi, le public averti ne sera pas dupe, jouera avec les références, et sera intéressé par le reflet que l’exposition donne du monde intérieur et du choix très respectable, mais luxueux, d’Annie Le Brun ; les visiteurs amateurs d’art prendront leur plaisir, non sadique, là où ils le trouveront, sans tenir compte d’un propos qui déraille et ignore le phénomène artistique lui-même en ramenant, par surcroît, tout à l’iconographie ; le grand public, s’il est rebelle, avouera n’avoir rien compris, et s’il est docile, sortira des fumées de la gare d’Orsay convaincu d’être sadique lui-même, puisque tout est sadisme. « L’ange du bizarre » et « Masculin/Masculin » avaient déjà illustré le goût du musée d’Orsay depuis quelques années pour de grands sujets qui, finalement, n’en sont pas vraiment lorsqu’on les traite avec désinvolture ; la question est désormais de savoir si les musées, qui sont des établissement publics consacrés à l’art, ont pour mission de conserver, enrichir, étudier et illustrer le patrimoine ainsi que de se consacrer à l’histoire de cet art par des apports et des publications scientifiques durables, ou de mettre les œuvres au service d’événements à la mode, de visions réservées et de parti pris idéologiques qui, sous des dehors « populaires » (alors qu’ils sont plutôt élitistes) et avec l’alibi de questionnements littéraires ou sociaux, ravalent l’acte créateur au niveau d’une illustration qui nie le fait esthétique et sa logique intrinsèque. Sade, oui, mais pour quoi faire ?[/access]

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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