Jouissance de Rachid Djaïdani


Jouissance de Rachid Djaïdani
(Photo : Festival de Cine Africano - FCAT - Flickr - cc)
Rachid Djaïdani (Photo : Festival de Cine Africano - FCAT - Flickr - cc)

Ce mercredi 1er juin, dès l’aube, il est impossible d’échapper aux assiduités de Karim Benzema. Toutes les stations de mon radio-réveil ne parlent que de cela ; elles relaient à l’infini l’injonction de l’attaquant de Madrid. L’homme ne lâche rien, et surtout pas sa proie. Il ne renonce pas. Éconduit, il revient à la charge. Des potes à lui – qui n’ont rien d’amis nôtres – en rajoutent. Qu’elles soient périphériques ou de service public, les radios ne parlent que de cela : cette interview dans la presse espagnole. Quand elle dit « non », la France est raciste. C’est le vieux truc, le « t‘as kek’chose contre les rebeus ou koi ? » Pris au piège d’un matin qui promettait pourtant d’être doux, je me sens comme ce pauvre Valbuena : surpris sous la couette. Harcelé. Cerné par la rengaine. Fait. Je suis cette pelouse sur laquelle on crache.

En désespoir de cause, fuyant autant l’obstiné de Madrid que ses complices journalistes, j’atterris sur France Culture – l’émission de Tewfik Hakem, Un autre jour est possible. Ouf ! Il existe encore des espaces protégés de l’éternelle vindicte. L’invité est le réalisateur Rachid Djaïdani.

L’homme a une voix douce, caressante. Il parle de son dernier film, Tour de France, qui met en scène la rencontre de deux exclus, un Gaulois qui, selon Tewfik Hakem, « peut avoir suffisamment de rancune pour être un sympathisant du Front national » et un jeune chanteur issu de l’immigration (qui produit un « rap contre la société ») et à qui l’on ne prête pourtant pas ce méchant sentiment de la rancune. Peut-être y-a-t-il des colères légitimes, et d’autres qui le sont moins, me dis-je un instant.

Mais non. Rachid Djaïdani dit précisément le contraire. Il s’intéresse « à la complexité ». Il ne se contente pas de l’affirmer. Il évoque Serge, son personnage, « blanc discriminé dans sa cité », « malmené par la petite racaille ». Rachid Djaïdani ne détourne pas les yeux et met des mots sur les choses. Il ne s’en tient pas à l’écume des choses : selon lui, la brutalité des mots échangés n’interdit pas la rencontre ; et la haine raciste se nourrit plus du miroir que nous tend l’autre que d’une différence radicale. Tout cela semble bien vu, pensé avec un cœur, sensible, et une tête, solide. Voilà ce que je me dis entre l’eau qui bout, et le dernier filtre à café, réjoui qu’il existe encore France Culture, Tewfik Hakem et Rachid Djaïdani.

L’entretien prend toutefois un cours étrange alors que j’allume une première cigarette. Tewfik Hakem interroge Rachid Djaïdani sur son identité. Se sent-il français, arabe ? En voilà des questions, me dis-je. Ni l’un, ni l’autre, répond Djaïdani, légitimement perplexe. « Je sais pas qui je suis, je suis un égaré », conclut-il avec sincérité. On a envie de lui répondre que rien n’oblige quiconque à savoir avec trop de précision qui il est, que ces questions sont vaines, mortifères, infinies, que nous-mêmes… Mais Tewfik Hakem enfonce le clou : que dirait-il à sa fille ? « Alors je lui dis, je suis musulman… Je lui dis “je suis musulman” parce que c’est important qu’elle l’entende, qu’elle soit fière de ce mot dans la bouche de son père. » Oui, bien sûr. Mais bon… Dans le contexte du conflit qui oppose l’Occident à l’islam, la République française à l’islamisme, ce surgissement de l’oumma, comme seule instance identitaire reconnue, ne rassure pas. Alors le journaliste insiste, bienveillant, vigilant : « En même temps vous êtes un cinéaste, un artiste français… » Rachid Djaïdani se lâche. Il y a quelque chose de brusquement heureux et frais, enfantin dans la voix. Il affirme sa fierté, son bonheur d’avoir représenté la France à la Quinzaine des réalisateurs. Entre pain grillé et confiture de framboises, le bonheur de Rachid Djaïdani est un instant communicatif…

Patatras !

Le réalisateur ajoute : « D’avoir représenté la France… en étant un Rachid. » In cauda venenum… Le poison est dans la queue. Un Rachid. Je m’étrangle. J’avais baissé ma garde, l’avais joué café, tartine, bienveillance française. Ce boxeur (Djaïdani est champion d’Île-de-France) m’en assène une bonne.

Djaïdani n’est pas Rachid, il est « un Rachid », nuance…

L’entretien s’achève sur ce coup. Djaïdani n’est pas Rachid, il est « un Rachid ». Nuance. Il faut comprendre : sa réussite artistique, sociale est le triomphe de qui n’a jamais été considéré autrement que comme un fils d’immigré maghrébin. À nos yeux, forcément, il n’a jamais été un individu, avec un nom, un prénom, une histoire singulière. Il a survécu à cela, à cette indifférenciation, à cette néantisation dont nous serions coupables. Djaïdani ne doit rien à personne. Djaïdani n’évoque pas le bonheur du chemin parcouru, du travail récompensé, du talent reconnu. Il évoque encore moins les qualités d’intégration de notre pays : ni dette, ni reconnaissance. Juste l’adversité totale, et un chemin qui va du néant au triomphe – complet, surhumain. Il est au croisement de la figure moderne du boxeur, seul sur le ring, self-made-man et de l’infatigable ressentiment post-colonial.

Sur Internet, je réécoute l’émission avec le vague sentiment de m’être fait avoir par la voix douce du réalisateur, par ses propos sur la complexité, sur « le regard de l’autre ». Je pioche ici ou là des formules dont, en remuant une cuillère distraite dans ma tasse de café, je n’avais pas saisi l’amabilité : « Plus vous aurez tendance à nous enfoncer, plus on ira chercher les flammes. » « Être exclu, quand t’es un Français d’origine maghrébine, t’es né avec. » Lui-même s’est toujours senti perçu comme « le petit rebeu de téci ».

Je sens la colère monter en moi. Je fourbis des armes de procureur. Je voudrais dénoncer le propos, la posture. Je cherche la biographie du bonhomme sur Internet. Je vois ici des livres édités au Seuil, excusez du peu, là une bourse pour aller à New York (qui semble ne pas avoir été suivie d’une œuvre). Plus tard, un film, Rengaine, récompensés par des prix… D’autres financés par Arte. Depardieu joue dans son dernier film. Pour quelqu’un qui n’est à nos yeux qu’un Rachid, ce n’est pas si mal… Via France Culture ou sa maison de production, je cherche en vain à joindre l’imprudent. Peut-être y-a-t-il malentendu.

Et puis ma sainte colère s’apaise. Doucement, ça se tasse. Je ne serai pas un djihadiste républicain. Je n’irai pas à mon tour « chercher les flammes ». J’entends le propos du réalisateur autrement. Quand Djaïdani se sent « un Rachid », il exprime une réalité psychique, subjective mais « vraie » – aussi vraie que la fierté, la honte, l’amour, la haine. Elle lui appartient. Et Djaïdani a le droit de vivre avec cela. D‘exprimer cette vérité pour soi. C’est sa liberté de demeurer ce petit chose, l’éternel exclu, l’infatigable méprisé, le vengeur de son propre destin. C’est sa liberté de ne se sentir en rien héritier, débiteur, en lien avec une société qui a accueilli son travail avec bienveillance. Comme on dit : on est aussi responsable de son inconscient. Qu’il y ait de l’inhumain dans ce surhumain qui ne doit rien à personne lui appartient. Et s‘il n’a pas envie d’être un grand réalisateur invité à Cannes, reconnu par ses pairs, mais « un Rachid », c’est son problème.

Ce qui compte dans cette affaire, ce n’est pas l’injustice du propos. Dans ce « un Rachid », il y a du point de vue psychanalytique, un point de jouissance. Et la jouissance, qui va au-delà du principe de plaisir, réclame toujours sa livre de chair. Aucun honneur, aucune reconnaissance, aucun succès ne viendront à bout du sentiment d’humiliation. Il est nécessaire que ce sentiment demeure, que tout le corps se tende autour de cette étrange délectation. Il faut échapper à la castration symbolique (devoir quelque chose à quelqu’un, un père, des pères, une patrie) et jouir totalement de sa propre réalité psychique. On comprend alors que, de manière projective, tout autre chez Rachid Djaïdani est également un humilié, tel ce Serge de Tour de France. La seule fraternité possible est celle des humiliés parlant aux humiliés, de l’humiliation.

De ce fantasme, nous ne pouvons guérir personne. Mais nous pouvons refuser de toutes nos forces que sa morbidité nous ensevelisse. Lacan avait dit qu’il n’y avait de résistance (au travail, au changement produit par l’analyse) que de l’analyste. La seule question qui vaille de ce point de vue, c’est notre propre jouissance face à ce ressentiment. En quoi cette culture de l’humiliation nous réjouit-elle tant que nous l’accueillons, la célébrons, la tolérons, l’encourageons, la valorisons ? En quoi sommes-nous si dupes de nous-mêmes, pour l’être à ce point de l’autre ? Quelle est cette jouissance à laquelle nous nous livrons, éternellement sans-culotte(s) ?



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