Québec, le doute souverain


Québec, le doute souverain

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« Montréal, c’est l’fun ! » Le petit vieux contemple d’un air ravi le défilé d’une quinzaine de danseuses brésiliennes qui traversent au feu rouge après avoir donné un spectacle sur la scène en plein air du festival Nuits d’Afrique, dans l’un des nombreux parcs de la métropole. Il est difficile de savoir combien de festivals Montréal accueille en été. « L’hiver est rude, alors l’été on en profite », me dit-on ici. Quelques rues plus bas, un tronçon de la rue Sainte-Catherine, l’une des artères les plus animées de la ville, est occupé par le festival «Juste pour rire», ses one-man-show et ses baudruches en forme de tentacules de pieuvre géante ou de fusées lunaires. Le soir venu, une foule disciplinée et joyeuse se rend sur les bords du Saint-Laurent pour assister aux impressionnants feux d’artifice du festival Loto-Québec, durant lequel le Canada, les États-Unis ou encore la France rivalisent de prouesses pyrotechniques.[access capability= »lire_inedits »]

« Si Philippe Muray avait vécu à Montréal, il aurait écrit au moins trente volumes », résume en riant Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur au Journal de Montréal. Montréal, vitrine du multiculturalisme canadien, dont l’ancien Premier ministre Pierre Elliott Trudeau fut un actif promoteur. Fédéraliste convaincu arrivé au pouvoir en 1980, « Trudeau a souhaité “déterritorialiser” la pratique du français, puisqu’en bon libéral il estimait que la culture était une affaire privée et non collective, explique l’universitaire Marc Chevrier. La pratique du français devait ainsi se résumer pour lui à un choix individuel et non demeurer la spécificité du peuple québécois ». Si cette politique a eu pour effet d’encourager la pratique du français au Canada anglophone et l’affichage bilingue jusqu’à Calgary, elle a aussi favorisé l’affirmation de nombreuses « minorités visibles » aux côtés des francophones, notamment à Montréal, où l’expression de la diversité s’apparente à une religion, à laquelle on communie avec d’autant plus de ferveur qu’au cosmopolitisme de la société québécoise s’ajoute un autre trait marquant, son pacifisme. Cette particularité, visible dans les statistiques de la criminalité, parmi les plus faibles au monde, caractérise les mœurs de la société civile : « Ici, tout se règle dans la paix, dit Mathieu Bock-Côté. Quel que soit le différend, le débat est systématiquement neutralisé par la passion du consensus. La médaille a son revers, cela signifie aussi que nos talk-shows sont un peu mornes comparés aux vôtres. »

La violence n’a pourtant pas toujours été bannie de la société civile et de la politique. Au 82, rue Sherbrooke, le monument qui se dresse devant les bureaux de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal rappelle les centaines de personnes arrêtées en vertu de l’état de guerre instauré par le gouvernement fédéral en octobre 1970, après l’enlèvement du diplomate James Richard Cross et l’assassinat du vice-Premier ministre du Québec Pierre Laporte.

Le mouvement indépendantiste a pris son essor dans les années 1960, après la disparition de Maurice Duplessis, Premier ministre du Québec, auquel son style autoritaire avait valu le surnom simple et évocateur de « chef ». Sa mort, le 7 septembre 1959, a inauguré la « Révolution tranquille », qui a abouti à l’émergence de l’État-providence – et à l’effondrement brutal du catholicisme. Le mouvement indépendantiste est lui-même composé de deux courants : l’un défendant l’idée d’un Québec assumant hors du Canada sa destinée francophone, l’autre plus arrimé aux mouvements anticapitalistes et anticolonialistes. La grande figure du souverainisme reste René Lévesque, fondateur en 1969 du Parti québécois, qui défendait l’idée d’un Québec indépendant, associé économiquement au Canada sur le modèle de la CEE. L’une de ses grandes victoires est l’adoption en 1977 de la Charte de la langue française et de la loi 101, qui consacre le français comme langue officielle du Québec. Un an après l’adoption de la loi 101, les plaques minéralogiques ont abandonné la mention « La Belle Province » au profit de la simple phrase « Je me souviens », dont une lectrice du Montréal Star rappela en 1978 qu’elle se terminait, à l’origine, par les mots : « que je suis née sous le lys et que j’ai grandi sous la rose ». Mais la Belle Province est-elle aujourd’hui toujours disposée à grandir seule ?

A posteriori, cette victoire culturelle annonçait la défaite politique. Près de quarante ans après, le souverainisme semble marquer le pas. Le Québec veut parler français, pas être une autre France. Signe des temps ? « Si le Québec devient indépendant un jour, je fais mes bagages et j’embarque la famille au Canada anglais, parce qu’ici ça serait les communistes au pouvoir, un peu comme chez vous, jure un cuisinier des environs de Trois-Rivières, qui se réjouit de pouvoir discuter avec un auto-stoppeur français. En France, vous n’avez que des partis de gauche, une armée de fonctionnaires, une Sécurité sociale ruinée et une dette publique incroyable. Malheureusement, au Québec, c’est un peu comme ça aussi, et si les indépendantistes reprenaient le pouvoir, ils feraient en sorte que ça empire. Alors, on a voté en masse aux dernières élections pour le Parti libéral, le parti le plus corrompu qui soit. Mais tout sauf le PQ ! Avec eux, c’est la ruine assurée ! » De quoi calmer toute tentation cocardière. Tandis que les forêts majestueuses et les champs de maïs défilent de chaque côté de la route, la radio diffuse un vieux tube local, Remède miracle, qui fait ironiquement l’éloge de la chaîne de pharmacie Jean Coutu : « Une pilule, une ‘tite granule, une crème, une pommade, y a rien de mieux mon vieux, si tu te sens malade. » Comme pour contredire la chanson, mon interlocuteur vilipende les errements de l’État-providence et d’une génération qui a, selon lui, dilapidé les ressources du pays : « Moi, je suis de ceux qu’on appelle la génération X, née dans les années 1970-1980. On se retrouve coincés entre les baby-boomers, qui veulent pas partir, et ceux de la génération Y, qui voudraient bien prendre les places qu’on n’a pas encore eues. Personne ne veut nous les laisser parce que ceux qui les ont encore savent qu’on est une génération de droite qui mettra un terme aux gaspillages ! » Je repense soudain à cet article satirique, envoyé par un ami québécois, sur un touriste français qui, échappant aux circuits touristiques, « s’est plutôt arrêté dans un Couche-Tard de la rue Ontario pour y acheter un exemplaire du Lundi, un paquet de Peter Jackson rouge king size et une douzaine de bières Pabst Blue Ribbon avant de s’écraser devant la télé en chialant qu’il fait trop chaud, comme les Québécois pure laine». Ainsi, précise l’article, le Français a-t-il vécu le vrai rêve québécois « en développant un diabète de type A tout en critiquant le système de santé qui allait lui sauver la vie gratuitement ».

Le projet indépendantiste n’est guère plus flamboyant que le modèle social québécois. Les élections d’avril 2013, un désastre électoral pour le Parti québécois, ont enterré le projet d’un nouveau référendum sur l’indépendance, après les échecs de 1980 (60 % de non) et 1995 (50,5 % de non). « Il y a un climat dépressionnaire au Québec. On sent que vos problèmes sont aussi les nôtres : une dissolution du collectif de plus en plus difficile à éviter », analyse Mathieu Bock-Côté. « La culture du Je a remplacé celle du Nous, renchérit Pierre-Paul Noreau, journaliste au Soleil, et on peut dire que les 25-40 ans se désintéressent complètement de la question de la souveraineté : seuls les problèmes économiques retiennent leur attention. »

Dans le discours médiatique, le nationalisme québécois est résolument assigné au mauvais camp – au même titre que la défense de la laïcité. Évoquer l’identité nationale québécoise, c’est se faire l’avocat de la xénophobie et du repli sur soi, au point que même le Parti québécois a préféré mettre ce thème en sourdine durant sa dernière campagne électorale. Le cœur de son électorat ne lui a pas pardonné cette concession au consensus. Pour Marc Chevrier, cette extension récente du « politiquement correct » consacre peut-être le triomphe paradoxal du projet multiculturaliste de Trudeau : « Pour oublier que le Québec se dissout progressivement dans l’ensemble canadien, les jeunes générations se réfugient dans une conception idéalisée du multiculturalisme, se réclamant d’une culture mondiale, plutôt que québécoise ou canadienne. » D’où la pratique de plus en plus répandue du franglais, « une sorte de globish qui traduit les aspirations mondialistes de cette jeune classe moyenne », analyse Antoine Robitaille, éditorialiste au Devoir. « Il y aurait pourtant de la place pour un Québec indépendant dans le contexte économique mondial actuel : si le centre de gravité économique du Canada anglophone se déplace vers l’ouest, le Québec profite, lui, d’une double orientation, à la fois est-ouest et nord-sud, ce qui en fait un pont culturel et économique entre l’Europe et l’Amérique et une région motrice de la façade nord-américaine jusqu’au golfe du Mexique. »

Le Premier ministre Stephen Harper privilégie plutôt l’exploitation des ressources pétrolières de l’Alberta, pénalisant l’économie manufacturière et tertiaire de la province – qui n’est pas épargnée par la folie de l’or noir qui s’est emparée de l’Amérique du Nord. Beaucoup ont les yeux rivés sur l’île d’Anticosti, havre naturel de 250 kilomètres de long, au large de la somptueuse côte nord du Saint-Laurent. Le sous-sol de l’île aux Chevreuils pourrait renfermer des réserves de pétrole équivalant à celles de l’Arabie saoudite. Une hypothèse qui inquiète beaucoup les environnementalistes, que les fanatiques du forage surnomment aimablement les « enverdeurs ». Selon ces derniers, les mirifiques réserves sont trop profondes ; pour que leur exploitation soit rentable, il faudrait forer une vingtaine de puits, au prix d’une dégradation de l’environnement aux conséquences incalculables. Les biologistes du MICS (Mingan Island Cetacean Study) s’inquiètent pour les grands cétacés qui trouvent refuge dans le fleuve Saint-Laurent; tout comme Simon Danea, employé du Projet de la rivière Romaine destiné à assurer le renouvellement des ressources piscicoles de cette partie du Québec : « Les populations de saumons que nous essayons de protéger sont déjà directement menacées par la pêche industrielle encore pratiquée par le Groenland ou Terre-Neuve, alors vous imaginez bien qu’on ne voit pas d’un très bon œil non plus le projet de forage à Anticosti. Mais les enjeux sont énormes et le consortium pétrolier canadien puissant. » Le choix énergétique prend une coloration nettement politique quand on sait qu’une grande partie de l’approvisionnement énergétique du Québec est assurée par l’entreprise publique Hydro-Québec, dont les milliers de pylônes enjambent les étendues boisées de la région du Saint-Laurent. « Hydro-Québec est devenu un monstre au fonctionnement très opaque. Nous sommes en surproduction en matière d’électricité, et pourtant l’électricité coûte très cher aux Québécois. Notre patrimoine naturel est immense, mais nous nous devons d’exploiter également toutes nos ressources énergétiques », explique Pierre-Paul Noreau, du Soleil. En 2011, la direction d’Hydro-Québec a été mise en cause pour avoir cédé trop facilement en 2008 à l’entreprise Petrolia ses droits d’exploitation sur le gisement d’Anticosti. Cette brèche consentie dans le monopole énergétique d’Hydro-Québec rompt avec le choix de l’indépendance énergétique énoncé en 1962 par le Premier ministre québécois Jean Lesage en ces termes : « C’est maintenant ou jamais que nous serons maîtres chez nous. » Le rêve québécois pourrait bien s’enliser dans le pétrole canadien. Ce n’est pas l’avis de Pierre-Paul Noreau : « Les choses ne seront pas faites à la légère, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) a été mandaté pour étudier sérieusement la question, et je pense que les décisions seront réfléchies. Quant à la gestion des revenus pétroliers, nos voisins de Terre-Neuve ont très bien négocié l’exploitation d’une ressource qui en a fait aujourd’hui une province riche. Il faut se montrer réaliste : il n’y a certes plus à l’heure actuelle de héros politiques comme Lévesque, mais il y a d’autres perspectives. Je suis optimiste, notre société est arrivée à maturité, elle a un bel avenir. » Reste à savoir si cet avenir sera dessiné par un Québec soucieux de défendre sa spécificité au sein de l’ensemble nord-américain ou dicté par un Canada caressant des rêves de pétromonarchie.[/access]

*Photo: wikicommons/Quebec/flag

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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