Quand la mémoire s’en va


Quand la mémoire s’en va

besson memoire philosophieLe plus grand manipulateur des lettres françaises depuis la disparition de Jean-Edern a encore frappé. Taquin, joyeusement méchant et d’une lucidité désespérée, le dernier roman de Patrick Besson brouille les pistes, embrouille le lecteur et administre une dérouillée magistrale à quelques hommes et femmes en vue autour des années 2007-2012. C’était il y a si longtemps, un siècle peut-être. Ces illustres inconnus nous semblent presque irréels. Ont-ils même existé ? La célébrité n’aura jamais été aussi éphémère. Ne vous fiez pas au titre « La mémoire de Clara » et à la quatrième de couverture qui résume en dix lignes la trame. Si vous vous attendez à lire une farce à grosses ficelles où derrière chaque pseudonyme se niche une personnalité, vous serez à moitié déçu.

Cette Clara Bruti, veuve du président Brancusi (1955-2035), atteinte de la maladie d’Alzheimer, qui se lance en 2060 dans l’écriture de ses mémoires avec l’aide du nègre Aimé Boucicaut vous rappellera forcément quelqu’un. Le top model âgé de 93 ans perd la boule sans perdre le nord. Les balles traçantes de Besson font toujours un carnage chez les « people ». Délicieux ball-trap dans les beaux quartiers. Des tirs précis, sifflants et éclairants sur une époque où la vacuité du pouvoir et la barbarie médiatique ont laissé la population exsangue. Hébétée par tant de bien-pensance et d’arrogance, les maux du XXIème siècle. En despote éclairé et picador comique, Besson, plus désabusé que jamais, imagine les cinquante prochaines années. Ses prédictions sur l’avenir de l’Humanité ont un parfum d’apocalypse hilarant. Vous mettez toutes les peurs de la société française actuelle et vous aurez un aperçu du futur bessonnien. Le pieux est l’ennemi du bien.

Le romancier a sorti l’artillerie lourde, il flingue à tout-va. De la philosophie dépoitraillée aux émissions cucul-turelles, du quinquennat abracadabra aux humanitaires sanguinaires, « La mémoire de Clara » solde trente ans de naufrage. La mode, la politique, la télé, les livres, la bouffe, le sexe, c’est foutu ! Les fans du polygraphe rouge seront aux anges. Parce qu’au-delà de la drôlerie du pastiche, Besson exhale une nostalgie qui émeut sincèrement. On ne parle pas assez de la pudeur de l’écrivain dont la brutalité de plume n’est qu’un masque élégant. Chacune de ses piques, de ses « private jokes », de ses saillies nous ramènent au monde d’avant. Dans cette exploration guignolesque du futur, Besson parle en fait du passé. Rien que du passé. Qu’y-a-t-il d’autre ? La littérature est, par essence, l’exhumation du passé. Tout le roman est notamment transpercé par la figure christique de Frédéric Berthet (1954-2003). Il en est à la fois l’âme et le vibrato. Quelle félicité de retrouver nos vieux camarades de lecture !

En traçant le portrait tendre et acéré de cette ex-cheftaine des podiums, Besson évoque surtout ses souvenirs, ses amitiés, ses marottes. On aime ses romans pour leur parfum d’adolescence, de temps perdu. « Avant, les écrivains faisaient des pages, maintenant, ils laissent des signes, comme des scouts dans une forêt » lâche-t-il. Ses balises temporelles s’appellent Neuhoff, Nabe, la cuisine nissarde, le service militaire, l’ex-Yougoslavie, Michel Déon, l’Académie française, les éditeurs, les MacDo ou la Rue de l’Odéon en 1990. Et puis, ce style qui fait passer les autres écrivains pour une bande de « peine-à-jouir ». Maître du dialogue crépitant et de la répartie foudroyante, échanges dignes d’une rencontre imaginaire entre Secrétin et Gatien, Besson n’a pas raté son match de rentrée.

La mémoire de Clara de Patrick Besson – Editions du Rocher

*photo : BASSIGNAC/JDD/SIPA.00600806_000005



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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