La gauche a eu tort d’abandonner le débat sur l’immigration


La gauche a eu tort d’abandonner le débat sur l’immigration

mona elthawy femmes

Née en Egypte en 1967, la journaliste et essayiste Mona Elthawy, a passé son enfance au Royaume-Uni et son adolescence en Arabie saoudite. Aujourd’hui, elle vit et travaille aux Etats-Unis.   Foulards et Hymens – Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle (Belfond, juin 2015) est son premier livre.

Gil Mihaely : Votre livre,  Foulards et Hymens – Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, dresse un bilan sombre de la condition de la femme dans les sociétés arabes.  Ce livre reprend et développe les arguments que vous avez exposés dans un article retentissant de 2012 Pourquoi ils nous haïssent? Pensez-vous vraiment que les femmes arabes souffrent parce que les hommes arabes les haïssent?

Mona Eltahawy : Disons-le tout net : les crimes commis à l’encontre des femmes que j’ai recensés dans mon livre – mutilation d’organes sexuelles, mariage-viols[1. Dans certains pays arabes, un violeur n’est pas poursuivi si sa victime consent à l’épouser. Ces arrangements reflètent souvent les rapports de forces entre les deux familles impliquées.] – ne sont pas motivés par l’excès d’amour… Je sais que le terme de « haine » est fort et provocateur et tant mieux !  Si on veut briser la barrière du silence, de la honte et du tabou il faut secouer, ébranler les gens. En tant qu’écrivain, je dois mettre mon doigt là où ça fait mal, exprimer des choses qu’on ne veut pas entendre et qu’on a peur de dire.

Causeur : Derrière la haine, se cache souvent la peur. Il peut-être intéressant de se demander pourquoi   dans les sociétés arabes les hommes éprouvent aujourd’hui une telle peur panique de femmes, alors qu’ils exercent un contrôle sans équivalent sur elles…

C’est vrai ! Il s’agit d’un cercle vicieux : il faut un tel effort pour contrôler les femmes qu’au lieu d’atténuer la peur, cela l’exacerbe. Du coup, s’ils lâchent un peu de lest, les hommes craignent que les femmes ne se retournent contre eux. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ce principe est valable à tous les niveaux – dans les sphères publique et privée, politique et sociale. Cela me rappelle la peur que les esclavagistes éprouvaient à l’égard leurs esclaves, malgré le contrôle quasi-total qu’ils avaient sur eux.  L’idée du contrôle obsessif est primordiale dans mon argumentation.

La révolution politique que les Egyptiens ont lancée au début de la décennie a commencé par un constat : l’Etat opprime tout le monde, l’Etat a peur de ses citoyens car il sait quels efforts il faut déployer pour maintenir l’ordre. S’agissant des femmes, il s’agit d’un triple système de contrôle et d’oppression car à l’Etat il faut ajouter  la rue et la famille. Nous sommes tous tenus par la peur : l’Etat a peur de ses citoyens, les hommes ont peur des femmes et c’est pourquoi j’appelle à une triple révolution : politique, sociale et sexuelle.

Aussi longtemps qu’on se focalisera uniquement sur la dimension purement étatique et institutionnelle du problème, on ratera l’essentiel : la misogynie de la société et la famille, la rue et le foyer. Le plus gros problème est en fait le contrôle exercé par la famille et le poids du qu’en dira-t-on.  Un simple changement de régime ne résoudra rien. Car ce qui distingue les sociétés du Moyen Orient et d’Afrique du Nord des autres,  c’est l’étendue et la profondeur de la misogynie. C’est la matrice et la raison profonde de toutes les peurs, de tous les contrôles, de toutes les oppressions.

Dans votre inventaire des institutions de contrôle, vous ne mentionnez pas l’Islam, pourtant religion majoritaire et fait culturel de premier plan dans le monde et la culture arabes.

J’essaie – avec un succès très relatif je vous l’accorde – d’éviter des termes comme « monde arabe » ou « culture arabe » parce que j’englobe aussi des régions dont certaines populations certains ne se reconnaissent pas comme arabes. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – les termes que je préfère – il y a des berbères, des amazighes, des kabyles. De surcroît, dans un pays comme le Liban, souvent considéré comme une société très progressiste, des dirigeants chrétiens et musulmans se sont donné la main pour émousser la législation contre la violence domestique et perpétuer la pratique du mariage-viol.

Peut-être mais au-delà de la politique, que se passe-t-il au niveau anthropologique ? Les familles chrétiennes – au Liban, en Iraq, au Syrie ou en Egypte – exercent-elles le même contrôle sur les femmes que leurs voisins musulmans?   

La mutilation des organes génitaux est pratiquée chez les chrétiens aussi bien que chez les musulmans. Beaucoup de familles coptes sont, pour ce qui concerne les femmes, aussi conservatrices que les musulmanes. Dans beaucoup de pays de la région la législation sur la famille est abandonnée aux religieux. Concrètement, cela veut dire que les coptes n’ont pas le droit de divorcer.  Ce n’est donc pas l’Islam, mais la religion qui pose problème

Certains, comme l’anthropologue Lila Abu-Lughod, pensent qu’il faut prendre en compte les spécificités culturelles et historiques des sociétés quand on parle de la situation des femmes. Pensez-vous que les femmes devraient avoir le droit de vivre au Caire ou à Djeddah comme à Manhattan ou à Paris?   

Oui ! Et d’ailleurs, qui décide ce qu’est la “culture” locale ? Certainement pas les femmes ! Ce sont toujours les hommes qui décident ce que sont que la culture et la religion. Ces deux ingrédients des deux fourriers de misogynie. Les corps, les esprits et les pratiques des femmes sont façonnés par un cadre culturel et religieux déterminé par des hommes et au bénéfice des hommes.  Bref, je crois que, dans un monde idéal, les femmes devront avoir la même vie partout tout simplement parce qu’elles ont le droit d’être libres !

Mais justement, la définition et les contours de la liberté changent d’une culture à l’autre…

Si je pouvais parler avec votre grand-mère ou votre arrière-grand-mère elles m’auraient dressé un tableau bien différent que celui de la France de 2015. Cela veut dire que le poids du passé, de l’histoire et des spécificités culturelles n’est pas insurmontable, même si, comme cela fut le cas en Europe, il a fallu passer par des siècles de guerres de religions…

Prenons l’exemple concret du niqab et du foulard. En France, dans la sphère publique,  le premier est interdit le deuxième est réglementé, une situation dénoncée comme liberticide aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Or, ces trois pays aux vues divergentes sont des démocraties libérales…

Je reconnais le rôle de l’histoire tout en m’opposant à certains de ses pans. Les pionniers américains ont eu une vision très particulière de la religion. C’étaient des fondamentalistes , bien avant que ce terme soit quasiment réservé à certains musulmans. Or, je me bats contre les « Frères chrétiens » avec autant de vigueur que je combats les « Frères musulmans »…

Pour revenir sur le fond de la question, concevez-vous qu’une femme puisse librement choisir de porter le voile, ou même le niqab? En France, certaines musulmanes assurent se voiler de leur plein gré.

Le fait que des femmes choisissent de faire quelque chose ne veut pas dire qu’il faille les soutenir. Je reconnais qu’une femme puisse se croire libre en se voilant, mais je ne me sens pas obligée de la soutenir. Prenons l’exemple de la chirurgie esthétique. J’y suis personnellement opposée (sauf nécessité impérieuse) et c’est sur cette base que j’engagerai un dialogue avec une femme souhaitant y recourir.  Et je poserai la question que je me suis posée à moi-même concernant ma décision de jeune femme de porter le Hijab : pourquoi était-il beaucoup plus facile pour moi de choisir de le porter que de choisir de ne plus le porter ? Mais le problème aujourd’hui est qu’en Europe ce débat a été contaminé par des racistes et des xénophobes qui font semblant de se soucier des femmes musulmanes. Ceux-là ne font que profiter du vide laissé par la gauche européenne sur cette question.   Le silence de la gauche européenne est une grosse erreur et je la tiens pour responsable de la monopolisation de la question soit par la droite xénophobe.

Quelle a été exactement l’erreur de la gauche?

Son erreur a été de penser qu’en gardant le silence sur les questions concernant l’immigration et les femmes immigrées, elle aiderait ces populations. Victimes de relativisme culturel et du politiquement correct, la gauche a pensé que le silence serait la meilleure façon de combattre la droite xénophobe.  Mais, aujourd’hui, ces questions d’immigration, de culture et d’intégration sont devenues tellement importantes  qu’il faut absolument en parler ! Or, quand on n’en parle pas, quelqu’un d’autre le fait. Résultat : au lieu de prendre les devants, nous sommes contraints de réagir aux initiatives de la droite. Or, je rejette Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy et Tariq Ramadan ainsi que toute voix masculine sur la question.

Comment la gauche pourrait-elle affronter ces questions épineuses sans renoncer à son identité?

La gauche doit appuyer et amplifier les discours des femmes qui racontent leur expérience de l’intérieur de leurs communautés. La meilleure façon se battre contre la tournure xénophobe qu’a pris le débat sur le foulard et le niqab en Europe, c’est d’écouter les voix des femmes musulmanes. J’encourage les féministes musulmanes à parler de leur hijab, de leur foulard, de la mutilation des organes sexuels, des mariages forcés et des crimes dits « d’honneur ». C’est la meilleure façon de combattre le racisme et la xénophobie.

*Photo : JOBARD/SIPA. 00606622_000006.

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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