Accueil Société Marcel Gauchet: « Les vagues migratoires, une force de déstabilisation » [2/2]

Marcel Gauchet: « Les vagues migratoires, une force de déstabilisation » [2/2]


Marcel Gauchet: « Les vagues migratoires, une force de déstabilisation » [2/2]
Marcel Gauchet, septembre 2014. SIPA. 00700861_000028
Marcel Gauchet, septembre 2014. SIPA. 00700861_000028

On peut aujourd’hui observer des aspirations à une démocratie intégrale, ou à une hyper-démocratie, voire des débuts de réalisation. Pourrait-on assister à un dépérissement de la démocratie (sur le modèle du dépérissement de l’État) ? Ou verra-t-on, comme l’avait pressenti Tocqueville, la démocratie se retourner contre elle-même ?

La démocratie peut en tout cas subir un extrême affaiblissement. Nous sommes embarqués dans une évolution qui conduit à cette situation pour le moins étonnante : une démocratie qui ne se gouverne pas ! Elle a même ses théoriciens radicaux qui nous expliquent doctement que la vraie démocratie est une démocratie sans peuple et sans pouvoir. Il y a une forte logique dans cette vision. Elle est portée par la dynamique des droits individuels. Au fond, la démocratie, dans cette optique, cela se ramène à la protection et à l’exercice des droits fondamentaux de chacun. Après, à chacun de se débrouiller dans le bazar général. C’est évidemment à mon sens une impasse, en fonction de laquelle il va falloir retrouver la signification pleine de l’idée démocratique. Vous remarquerez d’ailleurs que lesdits peuples n’ont pas l’air de se satisfaire de la nouvelle de leur disparition et que les citoyens continuent de rêver de ce fameux pouvoir dont ils devraient se réjouir d’apprendre qu’il n’existe plus.

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Pensez-vous à la vogue des procédures « citoyennes » ou au succès médiatique d’expériences comme Nuit debout ? Peut-on assister à une dérive anarchiste de la démocratie ?

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la démocratie est hantée par l’aspiration à une démocratie radicale. Cela s’appelle « démocratie directe » et cela fait très normalement partie des tentations permanentes qui habitent les démocraties représentatives, avec les frustrations qu’elles suscitent inévitablement, même quand elles fonctionnent bien, ce qui n’est pas souvent le cas. Des « conseils ouvriers » aux « assemblées générales », l’idée renaît sans cesse. Nuit debout n’est qu’un épisode de plus et sûrement pas le dernier. Ce qui est intéressant dans la configuration actuelle, c’est que l’idée a pour elle la force de l’évidence des droits individuels, mais que cette force l’empêche en même temps de se concrétiser durablement. Pour que la démocratie directe fonctionne, il faut des collectifs bien identifiés, dont les membres se sentent partie prenante. Or le stade atteint par le processus d’individualisation rend ces appartenances problématiques. Un rassemblement aléatoire d’individus sur une place comporte son propre principe de dissolution.

Cependant, aujourd’hui on voit aussi émerger des démocrates musclés, voire autoritaires, comme TrumpPoutine ou Orban, qui ne sont pas vraiment nuit-deboutistes ! Pourquoi certaines démocraties réagissent-elles de la sorte au ressentiment populaire contre les élites ?

C’est un autre visage de la logique de l’individu. Quand celui-ci ne veut pas exercer le pouvoir lui-même – et très majoritairement, il ne le veut pas –, il veut au moins que ce pouvoir soit fortement identifié et qu’il soit pleinement exercé, de manière personnifiée. Or nos gouvernants actuels donnent une image de faiblesse profondément frustrante au regard de cette demande. François Hollande ne donne pas l’impression d’incarner le centre de commandement d’où tout part et tout revient. Une grande majorité de Français, en revanche, déclare adhérer à la proposition : « Il nous faut un homme fort pour remettre de l’ordre. » Un Trump ou un Poutine français répondraient[access capability= »lire_inedits »] chacun à leur manière à cette attente. Il ne s’agit pas d’une restauration, mais d’une réinvention. Elle constitue l’une des versions possibles de la dérive des démocraties de demain. De tels leaders permettent à la fois la possibilité retrouvée d’un face-à-face direct entre le pouvoir et le peuple, et le retour de la politique avec un grand P. Ce n’est pas ce que nous pouvons nous souhaiter de meilleur, mais cela nous pend au nez. Il faut apprécier cette tentation à sa juste portée pour la prévenir. Une démocratie digne de ce nom se doit de répondre à ces exigences en les canalisant.

Quoi qu’il en soit, dans toutes les démocraties, la question de l’identité se pose à nouveaux frais. La crise de la démocratie est-elle une crise d’identité généralisée ?

L’identité est un problème nouveau à l’échelle collective et à l’échelle individuelle. Le fait existait, mais il ne posait pas problème parce que l’identité, c’était ce qui s’imposait, de manière plus ou moins « naturelle ». À l’échelle collective, le problème est ouvert par la mondialisation, qui relativise toutes les identités particulières en les obligeant à se confronter les unes aux autres. À l’échelle individuelle, il est ouvert par la dissolution des appartenances obligées qui vous conféraient une identité, justement, de famille, de classe, de métier, etc. De ce fait tout le monde est renvoyé en permanence à la question « qui suis-je ? », « comment dois-je me situer ? », avec tous les flottements dans la réponse qui rendent les comportements imprévisibles. On peut brandir son identité de « genre » comme un emblème, on peut aussi bien la mettre entre parenthèses. Et puis on peut choisir entre différentes identités possibles, ou vouloir se démarquer de toute identité objective pour mieux faire valoir sa précieuse identité subjective qui est au-delà de tout ça. Je me souviens d’une réponse remarquable dans le genre de Matthieu Pigasse, le banquier rock’n’roll propriétaire des Inrockuptibles, à un journaliste qui lui demandait combien il gagnait. Il a refusé de répondre, ce qui n’est pas surprenant, mais avec un argument merveilleux : le chiffre que je donnerais ne dirait pas la vérité de ce que je suis. Un autre banquier en ferait au contraire sa vérité. Ce capharnaüm des identités ne contribue pas peu au sentiment d’une société indéchiffrable.

L’identité islamique n’est pas seulement individuelle, elle vous inscrit également dans la communauté des croyants. Et c’est bien ce qui rend son acculturation problématique.

Il s’agit d’un cas de figure particulier. Pour commencer, ces populations d’importation arrivent de contrées où la structuration collective continue d’être largement religieuse et traditionnelle. Les conditions de ghettoïsation dans lesquelles elles vivent souvent sur notre sol encouragent sa perpétuation. Cela donne « le musulman tranquille » qui vit sa vie sans beaucoup se poser la question de son identité. Mais la modernité individualiste pénètre inévitablement jusque dans ces quartiers de relégation, en particulier chez les jeunes générations, et elle engendre des attitudes tout autres. Des attitudes fort semblables, en fait, à ce que je décrivais à propos de nos « néo-traditionalistes » à nous. Ces gens qui revendiquent l’identité musulmane en la brandissant comme le drapeau d’un séparatisme culturel par rapport à la France sont dans une démarche d’affirmation individuelle par rattachement à une identité collective plus ou moins imaginée. En quoi cette démarche est un ferment actif de décomposition de la tradition dont elle se réclame.

Admettons que, sans le savoir, les fondamentalismes musulmans mettent du charbon dans la chaudière de l’autonomie. Mais dans ce monde de la liberté humaine, reste-t-il des éléments d’identité partagée par la grande majorité des citoyens de nos États-nations ?

Bien sûr. Car il y a la part consciente de cette identité et sa part inconsciente, qui est autrement plus grande et plus forte. Elle est remarquablement prégnante chez beaucoup de gens qui mettent leur point d’honneur à se démarquer de leur appartenance nationale, lamentablement provinciale à leurs yeux, et dont la franchouillardise éclate néanmoins de partout. Ils se croient au-dessus de ça et ils sont en fait très en deçà. L’identité constitue un socle pour l’essentiel invisible et en constant renouvellement du fait des échanges avec l’environnement, familial, professionnel, sans parler du cadre politique qui fait des identités nationales en Europe les plus enracinées du monde. C’est justement parce qu’elles ont cette profondeur qu’elles sont devenues implicites. Il n’empêche que je reconnais en trois minutes un Allemand ou un Italien même s’ils s’expriment dans un anglais parfait. Ce n’est pas une question de physique : ce peut être un Allemand noir et un Italien aux cheveux blonds. Mais leur attitude, leur style, leur manière de s’exprimer en disent long sur la culture d’où ils viennent. Ces identités nationales d’une force extraordinaire, l’Union européenne n’a pas voulu en entendre parler. Résultat : elle est en train de buter sur elles.

Pourtant, dans votre livre, vous réhabilitez en quelque sorte l’Union que vous créditez d’avoir permis la coopération entre États européens… Mais on coopérait du temps de Metternich !

Je ne réhabilite pas l’Union européenne, je dis qu’elle n’a pas eu que des défauts et qu’il y a un acquis important de l’expérience qui a été menée en Europe depuis un demi-siècle. La « coopération » au sein de la Sainte-Alliance de Metternich consistait en aide militaire pour remettre au pas les contestataires de l’ordre établi. On a vu mieux, comme coopération, et on pourrait faire beaucoup mieux que ce que l’Union européenne a permis jusque-là.

Sans intention polémique, convenez que deux peuples coexistent cahin-caha en Europe : un peuple « de souche », et un peuple arrivé très récemment qui, fatalement, n’a pas le même lien à l’identité nationale. Ce décalage ne complexifie-t-il pas encore davantage nos sociétés européennes ?

C’est en effet un problème nouveau, et redoutable. Il faut bien en comprendre la dynamique. L’immigration a changé de nature. Il n’y a pas si longtemps, quand les immigrés arrivaient, même en très grand nombre, l’horizon était celui de leur absorption dans le paysage commun, pour devenir des Allemands, des Français ou des Belges comme les autres. Cela n’allait pas sans tensions, mais cela ne posait pas de questions quant à la constitution de la société, seulement des problèmes d’intendance. L’exemple le plus extraordinaire en la matière a été celui du melting-pot américain, qui n’est plus, ce qui fait qu’un pays aussi ouvert à l’immigration que les États-Unis est aujourd’hui profondément divisé sur le sujet. Car à partir du moment où on légitime la persévération des identités d’origine, la question surgit de c  e qu’est cette société qui se veut constituée de gens dissemblables. Une « société des étrangers », tenue par les seuls liens du droit ? Une telle société est-elle viable ? Ce sont les interrogations béantes qui sont devant nous.

À l’avenir, les vagues de migrants qui s’annoncent aggraveront-elles un peu plus ce désarroi identitaire ?

La donnée de base est très simple : le monde occidental regroupe en gros un milliard de personnes et le reste du monde six milliards et quelques. Les experts ès-population nous expliquaient, voici peu encore, que ces chiffres n’avaient rien de bien inquiétant dès lors que les six milliards en question n’avaient pas l’idée saugrenue de vouloir vivre sur notre pied et en particulier de consommer comme nous. Leur pédagogie n’a visiblement pas été très efficace, parce qu’il est de plus en plus clair qu’ils ont cette idée, si saugrenue soit-elle, et que leur ferme intention est de s’aligner sur nos standards. Et ce n’est pas tout. Comme ce mode de vie leur paraît le bon, et ce n’est pas nous qui allons leur dire le contraire, ils en ont tiré la conclusion logique que la solution la plus simple était de venir carrément s’installer chez nous. Sauf que s’ils veulent consommer comme nous, ils ne veulent pas pour autant devenir comme nous. C’est là que le problème devient explosif. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements d’un processus qui pourrait assez vite devenir ingérable. Ce potentiel migratoire est gigantesque et représente une force de déstabilisation qui risque de s’imposer comme la question politique centrale en Occident. Si l’on y ajoute la question écologique, on se dit qu’il risque de se passer de drôles de choses dans un avenir pas si éloigné. D’autant que nous avons pris le parti d’organiser notre désarmement sur tous les plans, pas seulement militaire, mais plus encore intellectuel et moral.

Si on vous suit, l’Europe court droit à sa perte…

Rien n’est écrit. Nous disposons de moyens extraordinaires. Il nous reste juste à penser ce que nous pourrions en faire. L’ennui, c’est que, si d’un côté les problèmes grandissent, de l’autre, les hommes rapetissent, apparemment. Le principal de l’énergie collective passe à s’enfoncer la tête dans le sable. Mille ans d’histoire européenne révèlent une capacité de rebond extraordinaire à partir des pires situations. Je reconnais qu’il y a lieu de s’interroger. Mais je veux croire que le génie de cette histoire sans pareille est toujours à l’œuvre, au moins souterrainement.[/access]

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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