Les damnés de la Terre promise


Les damnés de la Terre promise

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C’est jeune et ça sait tout du conflit israélo-palestinien. La guerre de Gaza, dans la bouche des manifestants de l’été, se résume au martyre d’une population civile otage des bombes de Tsahal. Tous ceux qui ont eu l’amabilité de répondre aux questions de Causeur, avant de se raviser parfois, appartiennent à la jeune génération – de la petite vingtaine à la bonne trentaine – issue de l’immigration maghrébine, pour ne pas dire algérienne.

Souvent élevés dans des milieux ouvriers apolitiques et quasi areligieux, Mehdy, Haouria, Assia et Samira[1. Ces deux derniers prénoms ont été modifiés après le désistement des intéressées, qui avaient initialement consenti à nous répondre.] prêchent « l’humanisme » sans frontières, arguant que le « massacre de Gaza » ne peut susciter qu’indignation et colère chez les Français de toutes origines. La plupart de ces jeunes adultes se sont approprié la cause palestinienne, mus par un sentiment de révolte qui ne demandait qu’à éclore : « C’était il y a bientôt deux ans, je m’intéressais déjà au conflit israélo-palestinien. Une amie m’a conseillé de contacter l’association Les Observ’acteurs, car je savais très bien qu’on avait affaire à une injustice historique dont je n’avais pas encore mesuré l’ampleur. C’est en me rendant en Israël et en Cisjordanie que j’en ai vraiment pris conscience », raconte Samira, la petite trentaine, ex-fonctionnaire devenue hôtesse de l’air au chômage. Jeunes femmes économiquement bien intégrées, toutes se disent « à la gauche de la gauche », consacrent une grande partie de leur temps libre aux voyages régulièrement organisés par Les Observ’acteurs, association créée à Saint-Denis par le jeune quadra journaliste au Monde diplomatique Nadir Dendoune, le jeune élu Front de gauche Madjid Messaoudene et quelques autres. À peu de chose près, ces working girls, qu’il serait trop facile de taxer de beurgeoises, pourraient reprendre les envolées lyriques de Mehdy Zaïne, 21 ans, fondateur et président de la Ligue de défense des musulmans[2. À ne pas confondre avec la Ligue de défense judiciaire des musulmans (LDJM), lancée l’an dernier par l’avocat défroqué Karim Achoui.], association créée en juin qui revendique cinquante sympathisants et « 3 000 fans Facebook » : « Les musulmans sont victimes d’une oppression généralisée à travers le monde, et personne ne la dénonce. » Comme ce born-again musulman, séduit par « l’islam et son discours sur les pauvres », dont les propos ont des accents islamo-marxistes, la laïque Samira estime que « le conflit israélo-palestinien renvoie à une lutte des classes Nord-Sud ».

Qu’on soit musulman revendiqué ou militant pro-pal d’extrême gauche, il est difficile d’échapper à la question du deux poids, deux mesures.[access capability= »lire_inedits »] Comment justifier l’indignation unilatérale qui frappe Israël mais ignorer les exactions arabo-arabes de l’État islamique en Irak et au Levant ou du régime syrien ? « Mon intérêt pour la Palestine n’a rien à voir avec mes origines nord-africaines », se justifie Assia, avant de nous avouer : « La Syrie, je n’y comprends rien, je sais que des factions ennemies se battent. Entre Israël et la Palestine, c’est un occupant et un occupé. Cela nous parle plus parce qu’on sent une injustice de fait dans cette distorsion de situation» Lorsqu’on l’interroge sur les persécutions islamo-islamiques, qui provoquent l’écrasante majorité des morts musulmans partout dans le monde, Mehdy Zaïne convoque l’Occident au ban des accusés : « La persécution des chrétiens au Moyen-Orient est la conséquence de l’islamophobie en Europe, d’ailleurs tout aussi condamnable que l’antisémitisme. » On retrouve la crainte obsidionale de l’ennemi omniprésente dans les groupuscules d’autodéfense comme la Ligue de défense juive. Ne serait-ce que dans sa dénomination, la Ligue de défense des musulmans cultive la rivalité mimétique avec son homonyme juive : « Certaines personnes confondent antisionisme et antisémitisme. Si l’État ne protégeait pas la LDJ, il n’y aurait pas de groupuscules et de dérives antisémites dans les manifs pro-palestiniennes », tonne Zaïne. À la différence de la LDJ, l’auto-entrepreneur associatif se garde bien de faire le coup de poing dans les manifs, et se cantonne au strict terrain légal. Consciemment ou non, le jeune homme tend à faire des musulmans – Palestiniens, Ouïgours, Birmans, etc. – des victimes ontologiques qu’il s’agit de défendre tous azimuts. Mehdy, qui a arrêté ses études pour se consacrer à ses engagements, annonce vouloir poursuivre sa vocation journalistique contrariée en réalisant des documentaires sur tous ces musulmans brimés, dépeints comme de pauvres David pliant l’échine sous le déluge de feu que leur infligent les Goliath occidentaux. Avec, comme événement fédérateur, les deux mille morts de Gaza, qui font office de petite Shoah aux yeux de certains agitateurs d’opinion. D’aucuns rêvent d’un événement traumatique fédérant les musulmans, de la même manière que l’Holocauste parvient à rassembler juifs religieux et agnostiques dans la commémoration de l’indicible. La boucle serait ainsi bouclée et le renversement achevé : le musulman se muerait en juif errant, persécuté parmi les nations.

À quelques encablures idéologiques de la LDM, le groupe des Observ’acteurs agrémente ce fond de sauce victimaire d’une rhétorique plus classiquement tiers-mondiste. Ses militants ont participé à toutes les marches pour Gaza en juillet-août, sans jamais entendre un slogan antisémite ni déplorer d’agression à l’encontre des forces de police, accusées de provocations : « À Barbès, on suffoquait parce qu’on a été gazés au gaz moutarde » (sic), s’enflamme Samira. Malgré les images d’émeutes urbaines qui ont suivi la manifestation interdite du 25 juillet, tant les Observ’acteurs que la LJM décrivent des cortèges bons enfants « multiculturels, massifs et familiaux, sans aucun débordement ». À Marseille, certains ont scandé « “Allahou Akbar”, mais ils ont rapidement arrêté, car les gens ont compris que cela ne servait pas la cause », raconte Haouria, aguerrie par ses années de militantisme dans les réseaux d’éducation populaire proches du Parti communiste. « Je ne crois absolument pas à la communautarisation de ce combat », renchérit Assia, avocate, docteur en droit, qui impute les violences de Barbès au « confinement des manifestants ».

Afin de nous prouver que le sort des Palestiniens n’émeut pas seulement les enfants de l’immigration, Samira souhaitait nous mettre en contact avec ses amis « franco-français » des Observ’acteurs. Las, nos appels au dialogue ont fait long feu. Quelques heures après nous avoir quittés au téléphone, la native d’Argenteuil nous laissait un message vocal sous forme d’adieu : « Mes amis m’ont prévenue que Causeur était le journal d’Élisabeth Lévy, que je n’estime ni professionnellement ni politiquement. Je renonce donc à mon témoignage. » Dommage, la diversité des opinions attendra. Le lendemain matin, Assia revenait à son tour sur sa parole. Jeu, set et match pour le sectarisme. Une journaliste et son magazine estampillés « sionistes » seraient-il forcément suspects ?

Les choses ne sont (heureusement) pas toujours aussi claires dans l’esprit des uns et des autres. Si la Ligue de défense des musulmans, par ailleurs tout à fait disposée au dialogue avec Causeur, se prononce pour un État binational judéo-arabe, les Observ’acteurs ne campent pas sur une ligne clairement antisioniste. Même Samira prône une solution à « deux États, sur la base des frontières de 1967 », ajoutant, incrédule, que « cela voudrait dire qu’Israël déplace ses colonies et ses 700 000 colons, ce qu’il n’acceptera jamais. Il faudrait que la Palestine ait une armée pour contraindre les Israéliens à sortir des territoires ».

À côté de cette déclaration de principes pacifique, un autre son de cloche fait l’unanimité, de la LJM aux Observ’acteurs : le Hamas est un mouvement de « résistance en droit d’envoyer des roquettes sur Israël pour défendre Gaza. C’est une riposte légitime contre le blocus, l’occupation, la colonisation et le vol de l’eau palestinienne qui durent depuis soixante-six ans », résume Mehdy, faisant fi des vingt années (1948-1967) de souveraineté jordanienne et égyptienne sur la Cisjordanie et Gaza. Étant entendu que l’État hébreu porte, selon eux, la responsabilité exclusive de l’enlisement du processus de paix, nos interlocuteurs légitiment en chœur les tirs de roquettes sur Sderot ou Tel-Aviv. « Ce sont des actes de désespoir. Je ne porte aucun jugement sur les tirs de roquettes ou les attentats-suicides parce que je n’ai pas vécu ce que les Palestiniens ont vécu. On ne m’a pas volé ma maison, spoliée de mes biens, ou tué mes enfants », s’émeut Samira, tout en disant partager les vues du communiste israélien Dove Annine, à la fois sioniste et pro-palestinien, qu’elle a rencontré à Tel-Aviv. Tiraillés entre la solidarité pro-Hamas et leurs accointances avec la gauche radicale sioniste, les membres des Observ’acteurs dansent un pas de deux hésitant. Quand on leur met sous les yeux la charte explicitement antisémite et conspirationniste du Hamas – qui fait des juifs, des francs-maçons et du Rotary Club les instigateurs secrets des révolutions française et bolchévique, rien que ça ! –, la plupart esquivent l’obstacle. « Je n’ai pas spécifiquement entendu d’antisémitisme du Hamas. Il me semble que le Hamas reconnaît aujourd’hui l’État d’Israël », avance ingénument Assia. Fine politique, Haouaria ose un parallèle entre la branche palestinienne des Frères musulmans… et le Front national : « Nous sommes dans une guerre de communication. Si le Hamas veut inscrire toutes les bêtises du monde dans sa charte, ça le regarde. Mais le Hamas a été élu démocratiquement. Je le compare au FN, que l’on accepte en démocratie. » Je ne sache pourtant pas qu’Hénin-Beaumont, Hayange et les autres mairies frontistes abritent des rampes de lancement de roquettes pour attaquer les villes avoisinantes…

Il n’y a pas seulement de la schizophrénie à encourager chez des peuples en lutte une violence qui se retourne souvent contre eux-mêmes – ainsi que l’illustra la guerre sanglante de juin 2007 entre Fatah et Hamas au terme de laquelle le second conquit la bande de Gaza. Dans l’inconscient politique de ces Français militants d’une juste cause, il est fréquent qu’affleure un parfum d’Algérie et que tinte l’écho de l’Indépendance, vécue par leurs grands-parents. À une « observ’actrice » qui me disait rêver d’un 1962 palestinien, je faisais observer que le monde arabe n’était jamais mieux opprimé que par les siens. Un chouïa plus cruel, l’humoriste algérien Fellag lui aurait peut-être cité son fameux mot: « En 1962, l’indépendance est arrivée. À moins qu’elle ne soit repartie, je ne sais plus… »[/access]

*Photo : SEVGI/SIPA. 00690538_000001. 

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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