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Le sexe rapproche, le genre divise


Après plusieurs essais sur la politique des sexes, Sylviane Agacinski affronte, dans son dernier livre, la « théorie du genre » qui figure depuis peu au programme des SVT pour le secondaire. Défendue aux États-Unis par Judith Butler et Beatriz Preciado, et en France par Monique Wittig, cette théorie insiste sur les aspects sociaux et culturels de la « sexuation » au point de donner à ceux-ci un rôle déterminant dans la séparation de l’humanité entre hommes et femmes.

Femmes entre sexe et genre est donc, d’abord, une réfutation de cette théorie. Après une critique serrée des textes de Butler, Preciado et Wittig, elle conclut sans appel qu’analyser les contextes socio-culturels qui poussent les hommes et les femmes à observer les codes de leur genre est une chose, mais qu’avancer l’idée que nous sommes hommes et femmes par conditionnement social en est une tout autre.[access capability= »lire_inedits »] Le « genre » est la mise en scène de la différence sexuelle, il ne la crée pas : « S’il est possible de traverser les genres par des pratiques sexuelles qui transgressent les normes culturelles, il n’est pas possible de passer d’un sexe à l’autre en s’appropriant les propriétés organiques de l’autre (ses pouvoirs biologiques). »

Sylviane Agacinski montre ainsi les visions du monde qui structurent ces théories. Au départ, elles sont inspirées par la révolte contre les « assignations » où ont traditionnellement été enfermées les femmes en vertu de leur fonction procréatrice. D’où le postulat de base de la position « queer » : puisque la fonction procréatrice a été la prison des femmes, c’est avec cette association « naturelle » entre féminité et procréation qu’il faut en finir. Seulement, pour y parvenir, il faudrait non seulement supprimer le fondement culturel mais aussi le fondement naturel de la sexuation. Vaste entreprise qui produit bien moins des thèses précises qu’un horizon, des attentes, des aspirations, des mouvements, le but étant moins d’établir des faits précis que de changer les comportements collectifs.

Sylviane Agacinski choisit donc de confronter le « tout naturel » d’un côté et le « tout culturel » de l’autre. Elle refuse clairement les préjugés qui font de nos positions sexuelles respectives une fatalité, de l’homosexualité une anomalie ou, comme chez Freud, une immaturité − cette critique du « tout naturel » est devenue aisée ne serait-ce que parce que nous savons que de nombreuses cultures font un usage réglé de l’homosexualité. En revanche, il est devenu difficile de critiquer les thèses culturalistes qui semblent, dans leur supposée nouveauté, offrir un horizon infini : qui peut dire jusqu’où ira la mise en cause des évidences auxquelles nous sommes habitués ? Pour ébranler ce dogmatisme sournois, Sylvie Agacinski relie « l’idéalisme linguistique » qui perce sous les thèses queer à l’existentialisme d’Heidegger et de Sartre. Les existentialistes nous situent dans un vide entre la matière informe et la singularité que nous construisons en faisant usage de notre liberté.
Sylviane Agacinski leur oppose la réflexion de Husserl et de Bergson qui introduisent un troisième élément : la vie. Celle-ci n’est pas considérée comme une simple quantité. On ne la met pas en forme de l’extérieur parce qu’elle est par elle-même une organisation. « La vie, dit Bergson, travaille comme si elle avait elle-même des idées générales […] L’idée de genre correspond surtout à une réalité objective dans le domaine de la vie, où elle traduit un fait incontestable, l’hérédité. » Le biologique n’est donc pas un simple matériau que nous mettons en œuvre, nous ne sommes pas avec lui dans le rapport du menuisier à une pièce de bois, nous en sommes. Sylviane Agacinski affirme donc que les thèses queer, parce quelles ignorent la nature du vivant, sont aussi contraires aux sciences de la vie que le sont, symétriquement, les thèses créationnistes[1. La différence est qu’on mène des campagnes contre l’enseignement du créationnisme alors qu’on enseigne les théories du genre.].

Pratiquement, ces thèses débouchent sur une instrumentalisation du corps humain : « Si l’on occulte l’organisation des corps vivants pour ne retenir que leur matérialité, les corps deviennent façonnables […] Sur cette base, la théorie queer se trouvera nécessairement prise et dépassée par une conception intégralement biotechnologique du corps. » La réflexion de Sylviane Agacinski est aussi largement une critique de la fausse alliance entre homosexualité et féminisme qu’essaie de fonder la théorie du genre en reléguant au second plan l’orientation sexuelle qui devient une affaire personnelle. Le queer n’a rien à faire de nos perplexités devant le partage naturel du pouvoir d’engendrer.

Notre auteur ne porte aucun jugement sur l’homosexualité mais elle la cantonne à la marge, comme n’ouvrant sur la sexualité qu’une perspective incomplète (qui tend à être celle des modernes en général parce que nous tenons de plus de plus à un idéal de coïncidence avec nous-mêmes), une perspective qui privilégie le jeu sexuel, la poursuite du plaisir et de l’objet de plaisir en négligeant la fécondité et la dualité qu’elle suppose. Commentant Michel Foucault et ce qu’il dit de la sexualité antique, Sylviane Agacinski remarque qu’en l’occurrence, la différence sexuelle est remplacée par le rapport passivité/activité, donc par une séparation dont l’axe et le pouvoir.

Agacinski observe entre hétérosexualité et féminisme un lien inverse, qui se noue autour du désir de procréer commun aux deux sexes mais dont les femmes ont un sentiment et une expérience plus directs. Pour autant, elle ne s’arrête pas à ce qui pourrait paraître une opposition entre le désir brutal, superficiel, vite satisfait de l’homme et l’implication profonde de la femme. Au contraire, non sans générosité, elle réunit les deux moitiés de l’humanité dans le même sentiment d’être débordées par l’irruption de la sexualité, c’est-à-dire par une vitalité qui passe à travers nous.
Cette vision contraste avec le caractère polémique des idéologies du genre. En effet, celles-ci nous placent d’autant plus, hommes et femmes, en opposition qu’elles prétendent que nous sommes, dans une sorte de jeu à somme nulle, les seuls auteurs de notre condition et de celle des autres. Cette affirmation d’une radicale autonomie de nos volontés nous met en position d’adversaires alors que la reconnaissance d’une dépendance peut nous réunir et nous apprendre à partager, selon des modalités différentes, une même humanité.

Sylviane Agacinski n’élude pas, cependant, une question gênante : pourquoi ce qui est la source et l’assise du pouvoir féminin, l’enfantement et le pouvoir éducatif maternel, ont-t-il pu être considérés par des féministes comme un asservissement, une tâche sociale dont il fallait les exempter pour aligner leur sexualité sur celle des hommes ? Une réponse claire et convaincante est donnée à la fin du livre : « Aujourd’hui les femmes sont ingrates avec leur puissance parce qu’elle leur a été longtemps confisquée. » Cela nous amène à comprendre que la millénaire oppression masculine, le droit patriarcal des Romains, le soin d’initier les garçons à l’écart des femmes, la négation de l’apport génétique de celles-ci furent des réponses à la peur suscitée par le pouvoir féminin. Or, rien ne dit que nous en ayons fini avec cette peur.[/access]

Femmes entre sexe et genre, Sylviane Agacinski, Seuil 2012.

*Photo : Tinker*Tailor loves Lalka

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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