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Le pays où l’on ne s’arrête jamais


Le pays où l’on ne s’arrête jamais
Santé, retraite : la Grande Bretagne en pleine crise.
Santé, retraite : la Grande Bretagne en pleine crise.
Santé, retraite : la Grande Bretagne en pleine crise.

Malgré une hygiène alimentaire déplorable à coups de fish and chips et de panse de brebis farcie au gras, malgré l’abandon progressif pour cause d’obésité galopante et d’apathie généralisée des activités physiques les plus élémentaires comme prendre l’escalier, se lever pour changer de chaîne ou courir derrière un bus, les Britanniques n’échappent pas au vieillissement qui transforme notre vieux continent en un « continent de vieux ».

L’espérance de vie y a été multipliée par deux en un siècle : on prévoit 34 000 centenaires et 50 % de retraités supplémentaires d’ici à 2050, qui comptent bien jouer les Miss Marple, increvable tailleuse de rosiers et détective amateur. Si le montant exact de sa pension n’a jamais été révélé par Agatha Christie, tout laisse supposer une existence assez douce et des fins de mois sans souci. Avait-elle placé ses économies dans l’immobilier, les obligations, les actions ou les fonds de pension ? Mystère. Une chose est certaine : à l’instar de ses compatriotes, Jane ne comptait certainement pas sur l’État pour se la couler douce dans son jardinet.

[access capability= »lire_inedits »]Le contribuable rit, 12 millions de retraités pleurent

Entre cotiser ou se débrouiller tout seuls, fidèles à leur nature libérale, les Britanniques ont choisi depuis longtemps. C’est chacun pour soi et Dieu et mon droit pour tous. L’impôt n’est pas le bienvenu chez Sa Gracieuse Majesté qui, on s’en souvient, n’accepta les taxes sur sa colossale fortune personnelle que contrainte et forcée : Annus horribilis.

Le système est simple et témoigne, comme souvent, de choix à l’exact opposé des nôtres : le contribuable rit, 12 millions de retraités pleurent. La retraite de base versée par le gouvernement ne peut excéder 560 livres par mois pour une personne seule. Soit 58 % du SMIC britannique, quand le salaire moyen est de 2800 livres par mois. À peine de quoi ne pas mourir de faim si on a eu la bonne idée d’être propriétaire de son logement. Cette très faible implication, à peine 5 % du PIB (comme en France… en 1959 !), la plus basse d’Europe à dire vrai, a naturellement pour but d’inciter les salariés à financer eux-mêmes leur cessation d’activité via des fonds complémentaires de pension privés gérés par les employeurs. C’est la fameuse « capitalisation » qui, tel un serpent de mer, s’invite régulièrement dans le débat français, la panacée universelle des finances publiques pour les uns, une catastrophe annoncée pour les autres puisqu’elle vacille au premier trou d’air.

Le moins que l’on puisse dire est que l’exemple britannique sent fortement le contre-exemple. La « Rolls-Royce des régimes de retraite », comme on se plaisait à l’appeler du temps de sa splendeur, quand les versements étaient indexés sur le salaire de fin de carrière, avait pourtant le mérite d’entretenir le système sans douleur pour une bonne moitié des salariés britanniques.

Las, l’éclatement de la bulle Internet en 2000, le krach boursier de 2002 et la crise financière de 2008 ont laissé place à un trou abyssal. Des milliards de livres ont fondu comme peau de chagrin.

Sans compter les comportements au mieux inconscients, au pire crapuleux, de certains investisseurs. Le nom de Maxwell, célèbre magnat de la presse qui vida le fonds de pension de ses salariés pour éponger ses propres dettes, est encore tabou dans un pays où l’on contrôle plus facilement l’interdiction de fumer dans les pubs que la gestion financière.

L’État se sert dans la caisse

L’État lui-même, en la personne de Gordon Brown, alors chancelier de l’Échiquier, n’a pas hésité à ponctionner les fonds. 85 000 vieillards nus comme des vers et défilant néanmoins dans les rues de Londres pour témoigner de leur détresse s’étaient attiré cette réponse sèche de Tony Blair : « Ce n’est pas au contribuable d’éponger les pertes des entreprises privées. » Voilà qui a le mérite d’être clair à défaut d’être socialistement correct.

De fait, l’engrenage est quelque peu terrifiant. Les nouveaux salariés doivent s’adresser dorénavant à des assureurs spécialisés et les anciens n’ont d’autre choix que d’accepter une baisse draconienne des pensions calculées désormais sur la base de toute une carrière de caissière chez Tesco ou chez Sainsbury. Deux millions de retraités vivraient au-dessous du seuil de pauvreté. Au pays de Dickens, il arrive même qu’on meure de froid dans les cottages, surtout quand l’hiver est, comme cette année, particulièrement glacial.

Résultat : les fonds de pension ne font plus recette, en particulier chez les jeunes. Les Britanniques ont fait le choix de la fuite en avant. Leur salaire, ils préfèrent le dépenser ici et maintenant.

Après moi, le déluge ? Pas tout a fait. Ils ont des oursins dans les poches, mais sont prêts à payer de leur personne. Le travail des seniors explose : + 10 % par an. En 2010, pour rencontrer Miss Marple, mieux vaut aller chez Ikea que dans un village du Kent. Elle y est technicienne de rayon à temps partiel. Comme près de 60 % de ses contemporains, elle ne veut pas raccrocher. Très opportunément, la Commission pour l’égalité et les droits de l’homme vient d’ailleurs de produire un rapport où elle juge scandaleuse et discriminatoire la différence entre les âges de départ à la retraite des hommes et des femmes. Soixante-cinq ans pour les premiers, 60 pour les secondes ? Trop injuste. Ce sera 65 ans pour tout le monde en 2020 et 68 d’ici à 2046.

L’aide sociale a vécu : le travail, c’est la santé

L’État ne s’y est pas trompé. Il tient sa solution. À coup de campagnes publicitaires et de labels baptisés « Age Positive Campaign », où une délicieuse vieille dame à cheveux violets et dynamique comme une jouvencelle jongle avec des boîtes de cannellonis entre deux caisses, l’entreprise est courtoisement, mais fermement incitée à embaucher les anciens. Parallèlement, la préretraite est discrètement découragée par l’imposition d’un certificat d’invalidité et le cumul emploi/retraite généreusement autorisé. Les salaires, en nette baisse à partir de 50 ans, et les conditions de travail, sous forme de temps partiels pour 56 % des seniors, sont particulièrement… flexibles et avantageux pour les employeurs.

Ne nous y trompons pas : c’est à un vrai changement de rapport au travail qu’est confrontée la société britannique. Le workfare, plus que le welfare. L’aide sociale a vécu : le travail, c’est la santé.

Avec David Cameron, dont le programme politique se résume à moins d’impôts, moins d’immigrés, moins d’Europe, le workfare est promis à une belle… longévité. Gordon Brown assure ne pas vouloir sacrifier les retraités, mais il lui manque quelques centaines de milliards de pounds pour équilibrer les comptes… N’ayant pas le pouvoir de les faire pousser dans le jardin de Miss Marple qui n’a plus la tête à biner, aura-t-il vraiment le choix ?

Emmenés par une reine de 84 ans plus gaillarde que jamais, elle-même digne fille de la « Queen Mum » qui, jusqu’à 102 ans, enchaîna frénétiquement inaugurations de pouponnières et visites d’écoles de couture avec une fiasque de gin dans le sac à main pour tenir le coup, les seniors britanniques sont désormais ceux qui travaillent le plus longtemps en Europe, et la tendance n’est pas prête de s’inverser. Avec un peu de chance, Charles sera roi à 70 ans. Pour une bonne petite vingtaine d’années.
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Mai 2010 · N° 23

Article extrait du Magazine Causeur



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Agnes Wickfield est correspondante permanente à Londres.

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