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Le Corbusier, un salaud radieux?


Le Corbusier, un salaud radieux?

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À l’occasion du 50e anniversaire de sa mort, Beaubourg rend un hommage monumental à Le Corbusier (1887-1965). Et trois livres instruisent à nouveau son procès pour sympathies avérées pour les régimes totalitaires. Comme si thuriféraires et détracteurs avaient du mal à admettre que l’on puisse être à la fois un grand homme et un sale type.

Cela s’appelle « Mesures de l’homme » – un titre à la mesure de la statue que Beaubourg élève à la gloire du prophète de notre modernité architecturale, qu’il imagina très tôt, vers les années 1915-1920. À l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, le Centre Georges Pompidou célèbre avec faste la mémoire de Charles-Édouard Jeanneret-Gris, passé à la postérité sous le nom de Le Corbusier.
Que l’institution, pour la deuxième fois en vingt-huit ans, offre la consécration d’une rétrospective posthume de son œuvre à un remarquable bâtisseur, contesté et plus encore adulé par la profession, aurait pu inspirer un débat de haut vol, l’une de ces disputes françaises qui enflamment la Rue d’Ulm et France-Culture. Nous a-t-il conduits à une impasse ou ouvert un horizon ? Que conserver et que rejeter de ce penseur magistral qui incarne autant l’aberration que la perfection d’une certaine architecture ? On aurait vu s’affronter, avec force arguments esthétiques et savants, les admirateurs du visionnaire et les contempteurs du bétonneur fou.[access capability= »lire_inedits »]
Malheureusement, nous n’avons pas encore pu visiter l’exposition (qui a ouvert le 29 avril) ni parler aux commissaires, mais en fait de débat, c’est à un procès qu’on risque d’assister. Face au temple Beaubourg où on célèbre le culte, la contre-offensive vient de l’édition, qui a ouvert les tiroirs et les placards du défunt, libérant un cortège d’ombres, de figures, de faits, et le masque d’un homme aux inquiétantes fidélités idéologiques. Le plus fameux des architectes du XXe siècle est la cible d’un tir groupé : Un Corbusier, de François Chaslin, au Seuil, Le Corbusier, un fascisme français, de Xavier de Jarcy, chez Albin Michel, et Le Corbusier, une froide vision du monde, de Marc Perelman, chez Michalon. De ces livres, et des faits qu’ils évoquent, il n’est nullement fait mention à Beaubourg : les commissaires de l’exposition ont rappelé à l’AFP que les relations de Le Corbusier « avec Vichy avaient été traitées » lors de la rétrospective de 1987. Comprenez qu’il n’y a plus rien à voir.

Autant le dire d’emblée, l’accusation ne manque pas d’arguments : Le Corbusier tenta par tous les moyens de faire valoir ses mérites auprès des pires dictatures du XXe siècle. Il usa d’un vocabulaire de courtisan à l’adresse de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler. Cherchant à réussir dans la nouvelle Europe qu’ils ébauchaient en massacrant des populations entières, il ne se représenta pas un seul instant la tragédie de ce temps.
Bref, Le Corbusier était incontestablement un sale type. Seulement, il n’était pas que cela. Or, si Beaubourg évite prudemment de s’appesantir sur les aspects les plus fâcheux de sa biographie, ses détracteurs, eux, la réduisent à ces seuls aspects. De surcroît, et c’est ce qui rend souvent leur entreprise pénible, on dirait qu’à travers celui de l’architecte, c’est le vieux procès en fascisme de la France qu’ils instruisent inlassablement : né suisse en 1887, Le Corbusier est mort français le 27 août 1965 – que ne mourut-il genevois, portoricain ou moldave !
Il est vrai que Le Corbusier a été protégé par une sorte d’omerta des autorités et peut-être plus encore par la bienveillance des milieux culturels, qui pardonnent beaucoup à ceux qu’ils tiennent pour avant-gardistes. De ce point de vue, il apparaît comme l’anti-Heidegger. François Chaslin parle de « retour du refoulé » : « quand on cache trop une chose, un jour elle explose ». En réalité, les trois ouvrages cités ne contiennent guère de révélations : on savait tout ou presque, en tout cas on pouvait savoir, au moins depuis la publication de sa correspondance en 2002 (Le Corbusier, choix de lettres, sous la direction de Jean Jenger, éditions Birkhäuser, 2002). Exemple, cette lettre à sa mère, écrite le 31 octobre 1940 : « Nous sommes entre les mains d’un vainqueur et son attitude pourrait être écrasante. Si le marché est sincère, Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l’aménagement de l’Europe. »

Perelman a le mérite de rechercher la cohérence entre l’artiste et l’idéologue. Le Corbusier, qui ne possédait pas le diplôme d’architecte, a très vite trouvé sa voie dans l’art de construire. Le machinisme dont il se réclame va de pair avec un humanisme paradoxal qui appelle une conception radicalement neuve des villes, du travail, du mode de vie, de la circulation des automobiles et des hommes. Pour Perelman, cette ambition d’une totalité en béton armé ne peut exister que dans un esprit totalitaire. Dans un recueil d’articles paru en 1986 (Urbs ex machina, Le Corbusier, Les Éditions de la Passion), Perelman lui reprochait déjà son esprit de système, sa froideur d’efficacité, sa révérence à l’« ordre fatal » et déplorait son règne sans partage sur la « tribu des architectes ».
Xavier de Jarcy développe quant à lui une implacable litanie à charge, brossant une personnalité glaçante, que rien n’affecte hors les déconvenues de sa carrière. Le Corbusier se complaît immédiatement dans la défaite. Sa correspondance regorge de diatribes antipatriotiques et antisémites. Le 2 août 1940, après que la débâcle a jeté sur les chemins la population effarée, il écrit encore à sa mère : « La défaite par les armes m’apparaît comme la miraculeuse victoire française. Si nous avions vaincu, la pourriture triomphait, plus rien de propre n’aurait pu prétendre vivre. Le nettoyage s’est fait d’un coup. Les hommes sont intacts, disponibles. Heures singulièrement vivantes si l’on sait les employer ! Renouvellement, balayage, nettoyage. (…) L’argent, les juifs (en partie responsables), la franc-maçonnerie, tout subira la loi juste. Ces forteresses honteuses seront démantelées, elles dominaient tout. » (Jarcy, p. 206). S’agissant des juifs, il semble réserver sa bile à ses proches. Dans une autre lettre, rédigée le 1er octobre 1940, deux jours avant la promulgation du statut les expulsant de la fonction publique, il admet que « les Juifs passent un sale moment » : « J’en suis parfois contrit. Mais il apparaît que leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays. » Il n’écrira plus rien sur la question pendant quatre ans. Mais, ayant séjourné dix-huit mois à Vichy, il ne peut ignorer les mesures de persécution. Jarcy précise, honnêtement : « Son antijudaïsme est familial, courant pour l’époque, et n’est pas systématique. Mais, quand même, il fait mal. »
Plus terrible encore peut-être, ce mémo rédigé en 1938 n’avait, lui, jamais été publié. L’architecte se propose d’aider à résoudre l’énorme problème des « grandes migrations » juives « par suite de circonstances dramatiquement exceptionnelles » (les pogroms et les mesures raciales du IIIe Reich, qu’il ne nomme pas). Cette singulière personnalité, sans affect apparent, se révèle dans ce document où Le Corbusier ne cache pas qu’il entend « profiter de cette circonstance spontanée pour faire la première tentative de réorganisation de la société machiniste sur des bases naturelles », ce qui revient à planifier « le reclassement de deux millions d’individus, leur classement quelque part sur la terre, leur agrégation dans un État favorable » (Jarcy, p. 207). Tout ce que lui suggère la tragédie des juifs, avant leur anéantissement, c’est une proposition de service, un projet d’aménagement de territoire, une utopie architecturale et sociale, où il démontrera la validité de ses principes !
Les virils de Vichy
Ce génial bonhomme est-il aveuglé, derrière ses grosses lunettes, par sa propre perspicacité technicienne ? Ses convictions de « puriste », d’hygiéniste convaincu, d’ingénieur du vide et du blanc, ennemi du décor et de l’abandon, font-elles barrage à l’émotion simple, à la compassion naturelle ? « Nous qui sommes des hommes virils dans un âge de réveil héroïque des puissances de l’esprit, dans une époque qui sonne un peu comme l’airain tragique du dorique, nous ne pouvons pas nous étaler sur les poufs et les divans, écrit-il dans L’Art décoratif d’aujourd’hui. (…) L’œuvre de l’époque, si hardie, si périlleuse, si belliqueuse, si conquérante, semble attendre de nous que nous pensions sur fond blanc » (Jarcy, p. 79).
Après la « divine surprise » qu’est pour lui l’arrivée au pouvoir du Maréchal et de son entourage d’aventuriers et de hauts-fonctionnaires, Le Corbusier peut compter sur l’aide de ses amis, intellectuels, hommes d’affaires, tels Pierre Winter, trouble médecin, Jacques Cestre, industriel, François de Pierrefeu, ingénieur, soutien attentif, Hubert Lagardelle, juriste, syndicaliste, passé de la gauche révolutionnaire à Vichy, où il fut ministre du travail, Philippe Lamour, brillant avocat, fasciste proclamé, déçu de la politique, voué à l’aménagement du territoire après la guerre, Georges Valois, esprit erratique, anarchiste, monarchiste, fasciste, résistant, mort à Bergen-Belsen, et même Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, pionnier de la chirurgie cardiaque pour sa part lumineuse, et de l’eugénisme pour sa part maudite. Winter, Lamour, Pierrefeu s’activent pour obtenir une fonction officielle à leur protégé, qui y aspire vivement, ainsi qu’il le confie à sa mère et à son frère, le 28 mars 1941 : « Il semble bien ressortir [des négociations] que mes idées seront inspiratrices. Il s’agit d’un coup de mettre en avant ce qui a été refoulé depuis vingt ans et de mettre à la tâche celui qui a été rejeté pendant vingt ans. » Arrivé à Vichy le 15 janvier 1941, il en repart le 1er juillet 1942, après qu’on lui a signifié son congé. Il n’a rien obtenu.

Espérer sous les dictatures, réussir avec la démocratie
En somme, Le Corbusier s’est trompé avec constance. Dans la montée des périls, en Italie, en Allemagne, dans la prise de pouvoir des manipulateurs de désastre, dans la défaite des démocraties, dans les ruines de la Seconde Guerre, il ne distingua rien d’autre que des occasions de mettre en pratique ses théories d’architecte et d’urbaniste.
C’est pourtant la démocratie victorieuse qui allait lui offrir la reconnaissance tant espérée. Immédiatement après la guerre, il se releva sans courbature des accroupissements que son ambition lui avait commandés. Il trouva enfin, et paradoxalement dans la République restaurée, des oreilles attentives. Il put démontrer son talent. Il devint la figure tutélaire de l’architecture, son oracle consulté.

On conviendra qu’il n’est pas facile de lui trouver des circonstances atténuantes. Mais M. de Jarcy ne laisse aucune chance à sa proie, quoiqu’il s’en défende : « Il ne s’agit pas de juger et de diaboliser. » En vérité, son livre est une démolition en règle, comme s’il voulait expurger l’histoire de l’architecture, effacer jusqu’au souvenir de Le Corbusier ? Sans s’y référer explicitement, Jean-Louis Cohen, membre du comité des experts de la Fondation Le Corbusier, déplore le « caractère manipulateur » d’une polémique qu’il juge « choquante ».

En 2007, Daniel de Roulet, écrivain suisse ayant découvert les sympathies de Le Corbusier pour la collaboration, exigeait de la Banque nationale que son effigie disparût du billet de 10 francs suisses. Après le scandale, on cessa sans doute d’imprimer les billets coupables, ceux qui restent en circulation s’échangent peut-être entre collectionneurs. De même, la France pourrait être tentée de faire oublier qu’elle a été fière de ce fils adoptif. Aussi verrait-on des lycées Le Corbusier rebaptisés à la hâte « Nelson Mandela », « Tolérance », « Nous sommes Charlie »…
Pourtant, on n’est pas obligé de tout prendre ou de tout laisser. Entre l’adulation et la détestation, il devrait y avoir place pour l’étude critique, l’admiration raisonnée. Mais peut-être est-il trop difficile d’admettre que l’on puisse être à la fois un génie et un presque-nazi, et plus encore que ce sont les mêmes inclinations qui firent de Le Corbusier l’un et l’autre.

Première sanction

À l’automne 2010, on apprit que l’Union des banques suisses interrompait une campagne publicitaire destinée à rassurer les investisseurs, effrayés par la crise économique. Pour cela, on avait appelé Le Corbusier à la rescousse, tout au moins son image d’homme éminent, raisonnable. Une vive contestation contraignit l’UBS à changer ses plans. Pierre Frey, professeur d’histoire de l’architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, déclara : « Le Corbusier était un théoricien radical (…), un antisémite violent » qui aurait volontiers « construit pour Hitler ». Stanislaus von Moos, ancien professeur d’histoire de l’art à Zurich, dénonça « des dérapages antisémites sans équivoque » dans sa correspondance (Tages-Anzeiger). Devant ce tollé, l’USB n’insista pas.[/access]

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Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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