Doute et Redoute


Doute et Redoute

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J’ai vu les employés de La Redoute. Quelques minutes à peine, de loin, dans ma télé. Ils sont passés en coup de vent et ont disparu, chassés par d’autres plus malheureux ou plus marrants. Je n’ai pas pris le temps de penser leur problème alors je me suis fait un avis, vite fait. J’aime avoir un avis sur tout, et comme la Crimée attendait le mien, avec les naufragés indonésiens et la coiffure de Cécile de France, je me suis fait ma petite idée avant d’y réfléchir.

Qu’est-ce qu’ils ont ceux-là, à brailler, avec leurs slogans et leurs panneaux ? Ils n’ont pas encore compris qu’on préfère voir mourir ce vestige de la France finissante, avec ses objets démodés et ses services dépassés, plutôt que le rajouter à la liste des reliques patrimoniales, avec ses bons à rien sous tutelle, entre les intermittents du spectacle et les hôpitaux en trop ? Durs à la détente, les ouvriers ! Et l’économie de marché, ça leur parle ? Si on les avait écoutés, eux ou tous ceux qui les ont précédés dans la rue, on en serait où dans la compétition mondiale ? Ils ont perdu la bataille de la concurrence, malheur aux vaincus ! C’est sur leurs cadavres qu’on bâtit un monde plein de produits meilleurs, et sans la sélection naturelle qui assainit la vie des entreprises, notre économie ressemblerait à celles des pays frères de l’Union soviétique ! Le filet social qu’on leur tend devrait nous épargner leur grogne, et ce n’est pas notre faute si ces gens-là se sont endormis sur leur poste pendant quarante ans pour se réveiller inutiles, inadaptés, obsolètes. Alors, qu’ils prennent leurs primes, leurs indemnités longue durée et qu’ils rebondissent. En silence.[access capability= »lire_inedits »]

Quand je pense avant de réfléchir, quand les connexions se font dans mon cerveau sans passer par  le cœur, je suis un peu con, comme tout le monde. Devant ces problèmes sociaux qui me laissent totalement impuissant, je fais l’indifférent à la détresse, je joue la responsabilité contre l’empathie, le prix à payer, le dommage collatéral. Je fais ma Parizot, mon Madelin, mon Attali ou mon Minc. Je suis un battant, moi, et si ça ne se voit pas, au moins, que ça s’entende.

Mais cette fois-ci, je n’ai pas fanfaronné longtemps. À la fin du reportage, j’ai croisé un regard. Celui d’une femme au bord de la retraite, celui d’une travailleuse fatiguée mais debout de colère, celui de la classe ouvrière abandonnée dans l’indifférence générale, et si je n’avais pas été abrité derrière mon écran, ce regard, je n’aurais pas pu le soutenir. J’aurais surement baissé les yeux, comme un pauvre petit social-traître.

Cette femme ne passait pas à la télé pour un quart d’heure de célébrité, pour émettre une critique ou livrer une analyse, pour mettre les rieurs de son coté en tapant sur un absent, pour vendre un film, un livre ou un aspirateur. Elle n’était pas passée par le maquillage pour jeter son ego à la face du monde médiatique. Elle était là où elle avait toujours été, après ses parents et ses grands-parents, et elle voulait juste qu’on lui permette d’y rester. Elle demandait simplement le droit de continuer à se lever tôt pour préparer des commandes : prendre un listing et parcourir les allées d’un entrepôt pour composer une palette. Pas de peinture, la palette, mais de sapin et de peuplier. De celle qu’on déplace avec un Fenwick, un tire-palette, tout bêtement. Parce que c’est tout ce qu’elle avait trouvé pour aider son mari à subvenir aux besoins de sa famille. Elle voulait juste continuer un peu, pour pouvoir aider ses enfants et ses petits-enfants. Elle ne demandait pas le droit de voyager au bout du monde à l’abri d’un parachute doré ou celui d’épouser sa collègue au nom de l’égalité, mais juste celui de vivre dans la dignité. Bien sûr, elle aurait dû anticiper, voir venir le monde qui se mondialise, apprendre l’anglais ou se mettre à l’informatique, s’entraîner à écrire des lettres de motivation : «  Monsieur le directeur des ressources humaines, je vous écris car, depuis ma plus tendre enfance, je désire occuper un poste de caissière au sein de votre enseigne. Mon goût du contact avec la clientèle… » Elle aurait pu mais, chez elle, ça ne se fait pas. On ne fayote pas chez les ouvriers, et ce depuis l’école. On loue ses bras, on ne se vend pas. On ne joue pas du coude pour passer devant les camarades, on ne court pas après les promotions individuelles, on se bat pour les conditions collectives. À Roubaix comme à Florange, on meurt mais on ne se couche pas.

En visant le cœur, le regard de cette femme m’a retourné comme une crêpe. Et comme je ne parle que pour moi-même, je ne peux pas faire comme si je n’avais rien vu : je préfère la volte-face au déni. Et je m’interroge. Et si le jeu libéral ne valait pas la chandelle qui veille la mort de la classe ouvrière française et européenne ? Nos iPhone et nos écrans plats méritent-ils que l’on envoie à la casse nos compatriotes les plus fiers et les plus fragiles ? La question se pose même si on ne nous la pose pas ou si on se moque de nos réponses, et je ne renoncerai pas à mes errances idéologiques pour leur sens de l’Histoire et leur inéluctable progrès. Je suis dans le doute comme d’autres dans la certitude et j’entends le rester car, comme nous l’enseigne Nietszche, «  le contraire de la vérité n’est pas le mensonge, mais la conviction ». [/access]

*Photo: MEUNIER AURELIEN/SIPA.00669902_000025

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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