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Après Dallas, le roman d’une époque


Après Dallas, le roman d’une époque
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Dans le « milieu » littéraire, on croise moins souvent des Michel Crépu que des Daniel Mantovani, l’anti héros écrivain de ce chef-d’œuvre cinématographique argentin qu’est Citoyen d’honneur, de Gaston Duprat et Mariano Cohen. Un des films de 2016 à voir sans faute pour qui aime cinéma et littérature. Ne serait-ce que pour le visage extraordinaire du comédien Oscar Martinez qui illustre le cynisme des écrivains, ces vampires de l’âme des autres, assoiffés de succès, à l’ego infatué. Prêts à tout pour quelques pages de succès.

Michel Crépu, tant comme critique que comme essayiste, éditeur ou directeur de revue, c’est autre chose. Une présence. On ne devient pas le patron de la NRF ni membre du comité de lecture des éditions Gallimard en passant. Mais une présence discrète. Et dans ce monde bruyant qu’est le « milieu » littéraire, avec sa dramaturgie napolitaine, la discrétion en présence est une qualité. Crépu a une œuvre, consacrée en grande partie à d’autres écrivains, Du Bos, Sainte Beuve, Chateaubriand. Proust, en toile de fond. Proust, toujours. Des textes caustiques et critiques aussi, La confusion des Lettres ou Solitude de la grenouille. Là où tout un chacun essaie de publier au moins un roman par an, Crépu prend son temps. Vision de Jackie Kennedy au Jardin Galliera vient une douzaine d’années après Quartier général. Le temps, c’est le côté proustien de Michel Crépu. Un temps retrouvé. Celui d’une génération bien sûr, celle de l’écrivain. Mais surtout, le temps retrouvé de la langue et du style. Car ce roman est écrit. La chose n’est plus si évidente en terres de littérature française contemporaine.

On croise Jackie Kennedy, « après Dallas »

Le narrateur n’aime pas l’expression « travail créateur » mais l’écrivain Crépu travaille, au sens ancien de ce terme. Celui des métiers d’autrefois, là où se pratiquaient Art de la Mémoire et Art de la transmission. « Tradition », tradere, « transmettre ». Un Art royal en somme. Il y a de l’aristocratie libertaire dans les Lettres, sinon à quoi bon ? La littérature avec un « L » majuscule, c’est un humanisme de la transmission. L’écrivain Crépu est un moderne égaré dans la tradition et réciproquement. C’est du reste ce qui fait la richesse de tous les présents. Que l’on pense à la figure du Janus romain. Ce qui compte vraiment avec Janus, ce n’est pas le double regard, porté dit-on vers le passé et le futur en même temps. C’est le mince filet de temps qui sépare ce prétendu passé et ce prétendu futur. Ce que nous nommons, faute de mieux, le présent. Mince filet de temps. Là où nous sommes en train de mourir. Et le narrateur d’écrire : « J’ai parfaitement compris que nous vivons en permanence la fin du monde ».

Vision de Jackie Kennedy au Jardin Galliera est un texte qui transmet. « Ce qui est inoubliable ne laisse pas de trace… ». Mots qui ouvrent le livre. Le narrateur entre dans la vie, il veut être poète, écrivain. Amie peintre, discrète, éloignée du mainstream, Susan l’aide à monter sur scène. Non pas comme un mentor. Simplement par sa présence et l’art de la parole. On croise Jackie Kennedy, « après Dallas », amie d’enfance de Susan, mais aussi Roncalli avant qu’il ne devienne le Pape de Vatican II, ou Siera, poète argentin en exil qui « laisse tomber » des souvenirs de Borges. Fascination. Des instants de vie littéraire. L’importance des revues. Chemin de l’écrivain/narrateur. Parcours initiatique, roman d’apprentissage, regard du narrateur et/ou de l’écrivain sur les années 60/70, sa génération, une époque de contestation bien sûr, de déconstruction aussi.

Une époque proche de la nôtre

Une époque où « Susan m’a bien expliqué, un soir d’humeur théorique, rarissime, qu’il s’agit de se divertir pour tromper l’ennemi. L’ennemi, c’est le « grand ». Le grand dispose du Sens et c’est pourquoi il est notre ennemi ». Débats de l’époque, ombre de Barthes. Cela importe peu. La force de Vision de Jackie Kennedy au Jardin Galliera est justement de faire fi des bavardages inutiles. L’ennemi de Crépu n’est pas le Sens. Il n’y a du reste pas d’ennemi. Un adversaire, tout au plus, le bavardage insensé qui tient lieu de littérature, l’éloignement du Beau au profit du divertissement. Il y a la mort. À travers le parcours du jeune narrateur, à l’ombre de Michel Crépu, avec un goût proustien en diable, le lecteur traverse, à nouveau peut-être, le temps de sa propre jeunesse, temps perdu puis retrouvé, morceau disjoint puis recollé. Il y a de la géométrie dans ce roman. C’est par l’image, par la « vision », que la parole reprend forme. Cette forme qui construit la personne. Elle n’est pas sans nostalgie, c’est-à-dire sans vie. Ni sans cheminements entre rêve et réalité.

Le roman d’une époque proche de la nôtre : « Et c’est ce qu’elle pense cette nuit, tandis qu’ils se font face, là, au milieu de cette minuscule place, au cœur de la Touraine : le diable. Mais oui, le diable dans toute sa splendeur d’insignifiance, le diable qui sait des choses sans importance mais qui les sait à un point inimaginable. Pourquoi douter de cela ? Il va se produire quelque chose, il va braquer le pistolet, il va tirer ». Au fil des pages, on pense à Jackie en effet. À Jackie Kennedy et à tout ce qui a pu traverser son esprit, traverser sa douleur. « Après Dallas ». Roman d’une époque, roman d’une intériorité. Le mince fil de Janus.

 Michel Crépu, Vision de Jackie Kennedy au jardin Galliera (Gallimard, 2017).

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Matthieu Baumier est l'auteur d’essais (<em>L’anti traité d’athéologie,</em> Presses de la Renaissance, 2005 ; <em>La démocratie totalitaire. Penser la modernité post-démocratique,</em> Presses de la Renaissance, 2007 ; <em>Vincent de Paul,</em> Pygmalion-Flammarion, 2008) et de romans (<em>Les apôtres du néant,</em> Flammarion, 2002 ; <em>Le Manuscrit Louise B,</em> Les Belles Lettres, 2005). Il collabore à <em>La Revue des Deux Mondes.</em>

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