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Israël : le compromis ou la mort


Jerusalem-Est, Photo : communityconnectionsnews

Gershon Scholem a écrit à Hannah Arendt, après la parution de son livre sur le procès Eichmann, une lettre très critique. Dans cette lettre, il lui reprochait notamment de manquer d’haavat israël, d’amour du peuple juif. Tout en affirmant qu’elle avait toujours considéré sa judéité comme une des données réelles et indiscutables de sa vie qu’elle n’avait jamais souhaité changer ou désavouer, Hannah Arendt a répondu à Gershon Scholem : « Vous avez absolument raison : je ne suis animée d’aucun amour de ce genre. Et cela pour deux raisons : je n’ai jamais dans ma vie aimé aucun peuple, aucune collectivité − ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime uniquement mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse, c’est l’amour des personnes. En second lieu, cet amour des Juifs me paraîtrait, comme je suis juive moi-même, plutôt suspect. Je ne peux m’aimer moi-même, aimer ce que je sais être une partie, un fragment de ma propre personne. »[1. Ecrits juifs, réédités par Fayard en 2011.]
Ces arguments sont forts. Comment, lorsqu’on est juif, déclarer son amour du peuple juif sans se rengorger, sans se pousser du col, sans tomber dans la complaisance ou l’attendrissement narcissique ?[access capability= »lire_inedits »] Pourtant, dans cette grande querelle, et en dépit de tout ce que je dois à la pensée d’Hannah Arendt, je prends le parti de Gershon Scholem. J’aime, sinon tout le peuple juif tout entier et moi à travers lui, Israël, au sens « État d’Israël » du terme. Je ne suis pas sioniste, la France est ma patrie mais je suis lié à Israël par un amour d’autant plus poignant que ce pays est fragile, vulnérable, menacé, contesté dans son existence même.

Cette contestation qui fait toujours plus d’adeptes sur les cinq continents ressuscite les stéréotypes effrayants de l’antisémitisme radical. Israël, pays minuscule, Cisjordanie comprise, est doté par ses ennemis d’un pouvoir tentaculaire. Israël tire les ficelles, Israël fait la pluie et le mauvais temps, Israël inspire la politique américaine, Israël produit l’islamisme, Israël est la cause de tous les maux et, par la souffrance quotidiennement infligée aux Palestiniens, l’incarnation du mal. Cette souffrance existe et elle a indéniablement des effets corrupteurs, dévastateurs même sur la société israélienne. Mais quand Stéphane Hessel fait d’Israël l’unique objet de son indignation, quand il néglige toutes les autres injustices qui fleurissent sur la terre, quand il reste muet sur les conditions de vie des réfugiés palestiniens au Liban, frappés d’interdiction professionnelle et confinés dans des camps dont ils ne peuvent améliorer ni les infrastructures ni les espaces habitables, quand il passe sous silence la charte ouvertement antisémite du Hamas, quand il oublie qu’à l’intransigeance de l’actuel gouvernement israélien répond la non moins grande intransigeance d’une Autorité palestinienne campant sur le « droit au retour » des réfugiés, en Palestine et en Israël, il démontre qu’une morale sans pensée conduit à l’immoralité.

Cette immoralité moralisatrice est devenue monnaie courante, comme l’atteste le succès planétaire de son petit livre beige. Qu’est-ce à dire, sinon que le grand espoir sioniste de normalisation de l’existence juive ne s’est pas réalisé ? La rupture avec le destin juif n’a pas eu lieu. Israël cristallise aujourd’hui la haine même à laquelle sa création devait mettre fin. Nul n’a mieux formulé cette terrible ironie de l’histoire que David Grossman. « Tragiquement, écrit-il, Israël n’a pas réussi à guérir l’âme juive de sa blessure fondamentale, la sensation amère de ne pas se sentir chez soi dans le monde. » Or le même David Grossman, qui a dit aussi que l’Israélien moderne et connecté sent le tragique du destin juif se refermer sur lui, a signé les accords de Genève[2. Accord de Genève : plan de paix alternatif concocté par des Israéliens et des Palestiniens qui n’étaient au pouvoir ni les uns ni les autres mais qui espéraient montrer à leurs deux peuples que la solution existait. Les Palestiniens renonçaient au « droit au retour » pour tous les réfugiés en échange de la reconnaissance de l’autorité arabe sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem. Il a été soutenu par de nombreuses personnalités européennes.] et critique sans relâche l’immobilisme de son gouvernement. Il voit l’antisémitisme à l’œuvre dans la délégitimation croissante d’Israël, mais il ne cède pas pour autant au vertige de l’irresponsabilité.

Je me reconnais dans son attitude. Je redoute l’hiver islamiste du printemps arabe, je prends d’autant plus au sérieux la menace iranienne d’effacer Israël de la carte que l’Iran va se doter de l’arme nucléaire, et pourtant je soutiens David Grossman et ses amis. Avec les autres signataires de J Call[3. J Call : appel lancé au printemps 2010 par de nombreuses personnalités juives d’Europe, qui dans la terminologie israélienne seraient rangées dans la gauche sioniste, pour relancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens selon le principe « deux Peuples, deux États », J Call a suscité pas mal de remous, notamment en France, où une partie de l’intelligentsia juive et pro-israélienne, a signé un appel concurrent intitulé « Raison Garder ». Alain Finkielkraut figurait parmi les signataires de J Call.], j’en appelle même aux États-Unis et à l’Union européenne pour qu’ils obligent les deux protagonistes à trouver un compromis avant qu’il ne soit trop tard. Si, en effet, par attachement à la terre ancestrale de Judée-Samarie, pour des raisons sécuritaires ou pour ne pas encourir la colère armée des colons les plus fanatiques, Israël retarde jusqu’à rendre impraticable la décision de divorcer d’avec les Palestiniens, alors les Juifs deviendront une minorité dans leur propre État. Les seuls qui peuvent souhaiter une telle issue sont ceux qui militent pour la disparition d’Israël. Il ne faut pas leur faire ce cadeau.[/access]

 

Cet article est paru dans Causeur magazine n°44 – février 2012

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Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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