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In vino veritas


In vino veritas

bouteille

L’autre soir avec des amis, les bouteilles sur la table étaient vides, mais le débat sur le débat battait son plein. La conversation était venue comme ça, sans qu’on sache trop comment, entre la poire et le fromage. Certains étaient pour, les autres étaient contre. Chacun a vite choisi son camp, et n’en a plus bougé. Il a fallu trouver des noms pour les deux partis.

Les beaufs ou assimilés étaient pour. « L’identité c’est important d’en parler, impossible de s’orienter et d’avancer dans le vaste monde sans savoir qui on est. Pour aller quelque part, il faut savoir d’où l’on vient, c’est mieux, disaient-ils. »

Les bobos ou assimilés étaient contre. « Tout ça c’est rien que des sarkozeries pour gagner les élections. Et ça fait le jeu du Front national, qui va en profiter pour tirer les marrons du feu. » « – Pour laisser les marrons au feu tu veux dire, répliquait un beauf hilare. » « – Carton jaune ! C’est une blague hortefasciste, assenait un opposé. »

Bref, on rigolait bien entre nous, et d’autres noms d’oiseaux fusaient bientôt gentiment par-dessus la table encombrée, « approuveurs de débat, sarkozystes lepénisés ! », « bobopposants débatteurs ! ». On le voit, les noms c’est bien pour distinguer les com(dé)battants, mais au fond, c’était beaubofs contre bobeaufs à Paris sur Seine, la routine participative et citoyenne dans ce beau pays de France.

Il y avait juste un léger malaise qu’on ressentait un peu, nous, les impliqués. Car pesait sur nous le regard lointain et supérieur d’un silencieux, un philosophe de notre connaissance, toujours vachement aérien dans son coin. Ses sentences lapidaires étaient respectées, et même craintes par les deux partis. Depuis longtemps, il connaissait lui, mais pas nous, « la grande réponse qu’on doit faire aux outrages ». Patience, vertu. Détachement. C’était notre maître de philosophie à nous autres, les messieurs Jourdain du jour, un peu euphoriques de constater par nous-mêmes que nous avions fait du débat sans le savoir. Mais le maître de philosophie cassait l’ambiance. Car le débat sur le débat sur l’identité, pour lui, on l’a vite compris malgré les brumes de l’alcool, c’était pour les manants. Pour les bouseux « en perte de repères ». Mais pas pour lui, en prise qu’il était avec le cosmos. Un grand sage qui parlait aux étoiles. La solidarité avec le petit monde étriqué de la nation, ça le faisait bien marrer. C’était pas à sa hauteur. Lui était fluide et léger, sa patrie était au firmament. Pour rien au monde on ne l’aurait fait débattre sur l’opportunité du débat, même l’estomac lesté et l’esprit euphorisé par le Givry. Il était tout juste d’accord pour lâcher deux trois phrases, comme ça de loin en loin, un vague sourire en coin. « Franchement, à l’heure de la mondialisation mondialo-mondiale, ce débat sur le débat, c’est complètement franco-franchouillard ! ». Et deux bouteilles plus tard, il ajoutait, en fixant d’un œil toujours malicieux et vaguement supérieur le clan des bobopposants : « Moi, je dis ça comme ça mais vous les opposés au débat, vous ne valez pas plus que les approuveurs de débats, tous vous entrez tout pareil dans le jeu au petit Nicolas. » On faisait semblant de l’ignorer, les uns et les autres, et citoyennement on débattait de plus belle. Alors, un peu vexé par notre bruyant silence, et à peu près complètement désinhibé par le divin breuvage qu’il avait consommé comme nous autres sans trop de modération, il en rajouta une couche, qu’il croyait ultime, en agitant son index céleste sous nos nez sublunaires, mais l’œil sombre, plus du tout malicieux cette fois-ci : « Je dis non au débat sur le débat. La planète brûle ! Les pauvres sont pauvres ! » Il y tenait à renvoyer dos à dos les patriotes impliqués et les opposants concernés. Et surtout, il voulait que ça se sache.

Nous ne pouvions plus ignorer, au stade ultime du pinardisme qui est un humanisme que nous avions atteint depuis longtemps, ce sentiment désagréable d’être mis tous dans le même sac, nous qui tenions tant comme lui à affirmer notre point de vue bien original à nous et à nul autre pareil. C’est ainsi que le piège de l’unanimisme s’est vite refermé sur son instigateur. Constatons-le, laïcité ou pas laïcité, il nous faut impliquer dans nos débats les dieux qui daignent descendre de l’Olympe pour jeter un regard détaché sur les querelles des mortels. Le silence éternel de ces espaces infinis nous effraie. Mais heureusement, grâce au Givry, nous avons les moyens de les faire parler :

– Alors toi comme ça, le philosophe, tu dis non au débat sur le débat. Tu crois que tu pourrais développer un peu, et après je m’octroie un droit de réponse, lâcha, goguenard, un bobopposant débatteur, c’est-à-dire un bobeauf. 
– Tu vois, ajouta un beaubof, c’est ça l’intégration à la française. Un verre ça va, trois verres, bonjour les débats !



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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