Crise du rire


Crise du rire

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Certes, personne n’a proposé de leur décerner le prix Nobel de la paix ou demandé leur béatification. Et il n’a pas non plus été question d’inscrire Les Guignols de l’info au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, même si le président de la République himself a cru bon d’affirmer qu’ils appartenaient à celui de la France. N’empêche, jamais anarchistes n’auront été si fastueusement couronnés.

Les Guignols de l’info menacés ! En quelques heures, début juillet, la rumeur se répand dans les rédactions. Des déclarations de Vincent Bolloré, propriétaire de Canal+, laissent penser que les créatures de latex ne passeront pas l’été. Émeute dans le Landerneau. Touche pas à mes Guignols ! clame-t-on de toutes parts. C’est Molière et Voltaire qu’on assassine, et cet attentat contre l’humour éclipse des « unes » celui, bien réel, qui vient de coûter la vie à Hervé Cornara, chef d’entreprise isérois. Des rédactions aux partis politiques, des plateaux télé à l’Assemblée nationale, on fait assaut de condamnation du crime et du criminel, ami notoire de Nicolas Sarkozy, ce qui est mal, et aussi, à en croire Jean-Luc Mélenchon, de François Hollande, ce qui prouve que ce monsieur est bien large d’esprit.

Mais c’est surtout dans l’hommage aux victimes qu’on se surpasse. « Meilleurs éditorialistes de France » par-ci, « indispensables garde-fous de la démocratie » par-là, puis encore « symboles de la liberté d’expression à la française », et aussi « héritiers de Rabelais et de La Fontaine » : dans le registre de la bondieuserie moderne et de la démagogie cool, rien – pas même l’hommage d’Alain Juppé – n’est épargné aux malheureuses marionnettes et, par la même occasion, aux malheureux Français.

C’est l’union sacrée, la mobilisation générale. « Je suis Guignol ! » proclame la France politique d’une seule voix, de Philippot à Mélenchon. Il semble que ces spécialistes de la dérangeance ne dérangent pas grand monde à l’exception du taulier, de votre servante et de quelques autres mauvais coucheurs.[access capability= »lire_inedits »] Croyez-vous que cette unanimité empêche les amis des marionnettes de chanter l’air de la liberté luttant contre la tyrannie ? Certes non – c’est la « subversion en bande organisée » dont parlait Muray. Et le plus sidérant, c’est que cette contradiction, pourtant hautement comique, ne déclenche pas un gigantesque éclat de rire. Pire, on dirait que personne n’en perçoit l’absurdité, ni le ridicule. Comme si l’esprit de sérieux avait anesthésié tout esprit. Au passage, nul ne trouve amusant que des gens qui, habituellement, réclament à cor et à cri le rajeunissement de ceci et le renouvellement de cela grimpent aux rideaux parce qu’on envisage la suppression d’une émission créée il y a vingt-huit ans. En 1996, les auteurs de Spitting Image, l’émission anglaise démarquée par Les Guignols, avaient tiré leur révérence après douze ans de facéties, sans hurler comme des porcelets qu’on égorge.

Les rebelles sont au pouvoir, les bouffons sont devenus rois, et on ne le voit pas. Muray a, de sa plume corrosive et joyeuse, dévoilé la généalogie de ce renversement, Alain Finkielkraut en analyse dans ces colonnes les récentes manifestations d’une pensée ferme et malicieuse. On n’aura pas l’outrecuidance de prétendre rivaliser avec notre cher académicien sur ce terrain. On peut cependant insister sur la stupéfiante docilité, pour ne pas dire servilité, dont les princes qui croient nous gouverner font preuve à l’égard des supposés trublions. Depuis Michel Rocard se laissant appeler « Ma couille » par Laurent Baffie sans lui en coller une, les politiques n’ont plus cessé de se prosterner devant leurs caricatures, prêts à toutes les complaisances pour ne pas être soupçonnés du crime suprême de ringardise. En 2008, lors des célébrations organisées pour les 20 ans des Guignols, on vit ainsi Jean-Louis Debré, l’un des plus hauts personnages de l’État – président du Conseil constitutionnel, tout de même –, dialoguer avec son double de latex sur le plateau du Grand Journal. Et aujourd’hui, c’est Alain Juppé qui remplace sa photo par celle de sa marionnette, tandis que Cécile Duflot fait la maligne en s’exprimant comme la sienne, terribles symboles d’un abaissement consenti.

Il est vrai que si Les Guignols sont puissants, ils ont trouvé plus puissants qu’eux. Le grand parti des amuseurs a crié victoire un peu vite, convaincu que ses braillements avaient fait reculer Bolloré. Mais, quelques semaines après les premiers signaux d’alarme, le grand ménage reprend à Canal où, en plus de la quasi-totalité de la direction de la chaîne, les quatre principaux auteurs de « l’émission-phare » sont remerciés sans ménagement. Les autres, qui juraient qu’ils ne sortiraient que par la force des baïonnettes, restent aux conditions du patron: le passage en crypté et à une heure plus tardive. Quant aux politiques, ils sont soudainement aux abonnés absents et pas seulement parce qu’ils sont en goguette estivale. Peut-être ont-ils compris que leurs protestations dépourvues d’effet ne révélaient que leur impuissance.

Il faut toute la naïveté de Daniel Schneidermann pour s’étonner que l’actionnaire soit maître chez lui. Dans une chronique d’anthologie, notre redresseur de torts médiatiques observe que, « pour n’importe quel journaliste normalement constitué » (sic !), Bolloré est « le représentant français de la World Company par excellence. D’abord, il a un yacht. Ensuite, il le prête à Nicolas Sarkozy à peine sorti du Fouquet’s ». Posséder un yacht, ça va chercher dans les combien, monsieur le juge ? On remerciera le camarade Schneidermann d’épargner à ses confrères la peine de penser par eux-mêmes. En réalité, on peut détester les manières de M. Bolloré tout en étant parfaitement indifférent au sort des Guignols. Mais quand Schneidermann se scandalise que des hommes d’affaires qui rachètent des médias les traitent comme n’importe quel autre business, on a presque envie de le consoler. Admettons que, dans un monde idéal, l’information ne devrait pas relever d’une logique exclusivement économique, mais il n’y a qu’au pays de Oui-Oui qu’on ignore que le divertissement est une industrie comme les autres – plutôt plus juteuse que pas mal d’autres, du reste.

Dans un texte hilarant publié par le site Atlantico, notre ami Benoît Rayski, contributeur régulier de Causeur, répond (sans l’avoir lu sans doute) à ce flot d’excellents sentiments. Il évoque une scène tirée d’un grand roman américain des années 1930 : « Dans un village, on a amené un taureau pour qu’il féconde une vache. Dans l’assistance, la fille du propriétaire du taureau et le fils de l’heureux possesseur de la vache. Lorsque le taureau passe à l’acte, le garçon dit à la fille, qui est pas mal : “J’aimerais bien faire la même chose.” Réponse de la fille : “Tu fais ce que tu veux, la vache est à toi…” » Eh bien voilà, conclut Rayski : Les Guignols, c’est la vache de Bolloré. On peut le déplorer mais Bolloré, il fait ce qu’il veut avec sa vache. On ne saurait mieux dire.

Autant dire qu’ils ont bonne mine, mes bouffons-rois, relégués dans les catacombes du « payant » et, pour faire bonne mesure, réduits au régime sec, c’est-à-dire, semble-t-il, à des salaires à seulement quatre chiffres. En effet, à en croire de perfides échotiers, les émoluments des auteurs limogés étaient légèrement plus rondelets. « Abjection d’extrême droite », éructe un éditorialiste de Libération qui soupçonne l’infâme plaisancier (à cause de son yacht) d’être à l’origine des fuites. Donc, balancer le salaire d’un grand patron, c’est de l’héroïsme, mais révéler celui d’un amuseur, c’est du fascisme, allez comprendre.

Rois ou chômeurs, nos comiques, il faudrait savoir. Les deux, bien entendu. Si Les Guignols ont perdu la bataille du capital, ils ont gagné celles des urnes et des cœurs. Ils peuvent bien disparaître, la guignolisation des esprits est en marche. Car pour un comique qui tombe, cent autres se lèvent. Toute émission digne de ce nom doit avoir ses déconneurs comme elle a ses décodeurs. Reste à comprendre pourquoi, quand le rire est partout, l’humour n’est nulle part.
J’ai bien ma petite idée, mais elle ne va pas plaire. C’est la gauche qui a tué l’humour. La gauche et les humoristes, ce qui en l’occurrence revient au même. Attention, la gauche dont il est question va de Juppé à Mélenchon, c’est-à-dire qu’elle règne même quand c’est la droite qui gouverne. Avec elle, le rire est la norme, et la transgression un devoir citoyen – cela donne l’idée désopilante du « rire de résistance » que Jean-Michel Ribes pratique, sans rire, avec le Tout-Paris des lettres et des paillettes. En clair, il faut rire de tout, sauf de ce qui est vraiment drôle. Dans ce genre convenu, on décernera la palme à Charline Vanhoenacker, péronnelle qui officie sur France Inter et qui se distingue par ce genre de blagues : « Hier, j’ai marché sur une bouse, c’était Valeurs actuelles. »
Sarkozy, les riches, Le Pen, DSK, les racistes et les curés : l’humour officiel s’en prend aux mêmes cibles avec une régularité désarmante. Et mieux vaut ne pas déconner. Depuis le 7 janvier, tout le monde est Charlie, mais quand le Charlie de Charb s’aventurait hors de ces sentiers rebattus, en se payant la tête de Mahomet (et même son cul, qu’on me pardonne cette précision dictée par le souci de vérité), on lui faisait des procès en sorcellerie. Mahomet, c’est fini. On peut comprendre. Mais qu’on ne nous dise pas qu’il y a une once de subversion dans le Charlie d’après.

Ce rire-là ne gêne personne, même quand il est drôle, ce qui arrive. On peut rire du Hollande des Guignols terrorisé par deux mégères, ou même de leur Sarkozy bourré de tics (enfin, il paraît), mais c’est un rire plat, sans grâce ni aspérité particulières, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’humour et encore moins avec l’ironie. Une blague misogyne, c’est tout de même plus marrant qu’une blague féministe et l’humour raciste bien plus drôle que l’humour antiraciste. D’ailleurs, s’il reste encore quelques traces de l’humour vache et trash de Hara-Kiri, c’est sans doute du côté de ce qu’on qualifie délicatement d’humour identitaire – c’est-à-dire de l’humour raciste mais chacun pour sa paroisse. L’aimable Sophia Aram, pontifiante quand elle se paie la tête de Nadine Morano, peut être hilarante en musulmane demeurée face à Todd. Dommage, perso, j’aimais bien quand des goys pouvaient raconter des blagues antisémites. Au fait, j’ai le droit de le dire, ça ?[/access]

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*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00561080_000014.

Septembre 2015 #27

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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