La grève générale, un mythe si français


La grève générale, un mythe si français
Blocage de l'université Rennes 2 (mai 2016). Sipa. Numéro de reportage : 00575594_000003.
greve generale nuit debout
Blocage de l'université Rennes 2 (mai 2016). Sipa. Numéro de reportage : 00575594_000003.

Bien sûr, la grève générale a un passé international. Elle a fait plier le gouvernement tsariste en octobre 1905 et ouvert la voie à la première révolution russe.

Impensable en Chine ou aux USA

« La grève générale est décrétée à Canton », ainsi commence Les Conquérants d’André Malraux qui s’inspire d’événements survenus en 1925. Remarquons que si la grève était chinoise, il se trouvait déjà un écrivain français pour la célébrer. Beaucoup plus près de nous, il a été question de grève générale en Grèce pour soutenir Tsipras au temps où il était gauchiste. Il est question ces jours-ci de grève générale en Belgique. Ces deux pays sont proches de nous culturellement, surtout la Belgique bruxelloise et wallonne. On a donc le droit de dire que c’est dans la France d’aujourd’hui que le mythe de la grève générale est le plus vivant. La simple menace de ce type de protestation sociale serait stupéfiante en Chine ou aux Etats-Unis.

Bien sûr, la possibilité d’une grève générale, de la « convergence des luttes » en ce mois de mai 2016 doit beaucoup à la lutte de la CGT contre la loi travail, à sa peur de disparaître à cause de l’inversion des normes contenue dans le fameux article 2. Il n’en reste pas moins que, d’après les interviews réalisés par les médias, la perspective de grève générale ne semble pas terroriser les Français. Ils sont pour le moment très compréhensifs envers la CGT, très indulgents pour ses débordements. Comme s’il y avait en eux un ressentiment inavoué et permanent contre l’ordre social, contre le fonctionnement ordinaire de la société, une envie de renverser la table où les élites, les nantis, les profiteurs, tous les méchants sont censés festoyer.

Plus de nouilles au supermarché

Les Français ont oublié mai 68 ou ne l’ont pas connu. Ils ne savent plus que, dans un pays démocratique, la grève générale s’arrête le jour où les rayons de nouilles dans les supermarchés sont vides. Ils ne savent plus que les grévistes de mai votent fin juin à une énorme majorité pour les candidats du gaullisme, plutôt ancré à droite. A Canton, les grévistes sont jetés vivants dans les chaudières des locomotives, en France les grévistes changent de bulletin de vote. Mai 68 a eu ses côtés touchants, ses côtés prophétiques, mais aussi son côté théâtral. Homo festivus, déjà lui.

Mais pourquoi ce mythe persistant de la grève générale en France ? On me permettra de risquer une explication qui, dans mon esprit, n’est absolument pas méprisante ni pour la grève générale, ni pour le carnaval, fête anthropologiquement très ancienne et très profonde. Les sociétés ont besoin de pulsations entre l’ordre et le désordre. L’ordre permanent est ennuyeux (« La France s’ennuie » prophétisait Pierre Viansson-Ponté en mars 68), le désordre permanent est terrifiant. Ce qui régénère les sociétés, c’est de plonger rituellement dans le chaos pour en ressortir plus vivantes. La suite de leur histoire n’en est pas forcément modifiée. La révolution russe de 1905 a modifié le cours de l’histoire de ce pays, les Saturnales romaines ne faisaient que maintenir l’ordre social. Les esclaves s’amusaient bien quelques jours, puis se faisaient à nouveau fouetter par leurs maîtres.

Le plus beau carnaval du monde, le plus authentique aussi, a lieu dans la ville suisse de Bâle. Pendant trois jours et trois nuits, femmes et hommes de ce peuple riche et prospère se livrent à toutes sortes d’inepties : des groupes passent en tous sens dans de très beaux costumes qui ne doivent rien à l’invention personnelle et tout à la tradition. Tous jouent  une lancinante musique de fifres et de tambours, chaque groupe selon sa partition. On picole, on mange de la soupe aux pois cassés pour péter dans la rue, on joue la guglamusik en tapant n’importe comment sur des casseroles. Le quatrième jour, c’est fini : les banquiers retournent à leurs banques, les chimistes à leurs raffineries. L’ordre suisse, luxueux et harmonieux, régnera une année de plus.

Chaos et résurrection

L’esprit cartésien des Français a tué le carnaval à cause de son apparente inutilité. La grève générale est peut-être un substitut de ces folles périodes où la violence se déchaîne (à Binche en Belgique, il ne fait pas bon recevoir dans la figure une orange envoyée par un Gilles), où les différences sociales n’existent plus, où tout le monde parle sans inhibition à tout le monde, où l’on s’approprie la rue en collectivité ( »tous ensemble, tous ensemble »). Homo festivus encore, mais cette fois profond, anthropologiquement nécessaire, participant à son insu aux pulsations de la vie des sociétés.

Les peuples germaniques ont leurs carnavals. Les Espagnols ont leurs fiestas et leurs fascinantes semaines saintes. Quand la Vierge Macarena sort de son église sévillane à trois heures du matin, elle est enveloppée par une foule rieuse et chaotique, c’est Nuit debout plus la foi catholique. Les Italiens ont leurs très belles fêtes communales où les quartiers d’une même ville s’affrontent parfois très violemment, comme dans le fameux Palio de Sienne. Nous autres Français, nous avons les grèves générales pour nous donner ce frisson de chaos et de résurrection. Ceux qui n’aiment pas n’ont qu’à patienter et observer le rayon des nouilles dans leur supermarché habituel.



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est romancier et professeur de lettres agrégé.

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