Quand t’es dans le désert rural


Quand t’es dans le désert rural
Photo : Hannah Assouline.
novion porcien ardennes
Photo : Hannah Assouline.

C’est un petit coin de France tranquille tout droit sorti d’une affiche séguélo-mitterrandienne du siècle dernier. Si l’église de Novion-Porcien, 509 âmes, se dresse impassiblement au milieu du village ardennais, le glas a sonné pour ses derniers services publics. Un poste d’institutrice en moins depuis la rentrée, la caserne de gendarmerie – et probablement le centre technique départemental d’entretien des routes – promis à la fermeture d’ici quelques mois, et voilà tout le bourg en émoi. Au Relais des Ardennes, l’unique café-restaurant de Novion, un vieux quidam rit jaune : « Les fermetures, ça fait trente ans que ça dure. Ça a commencé par les douanes, la perception, puis la poste il y a dix ans. »

Déjà au xixe siècle, le village figurait à la pointe nord de la « diagonale du vide », une bande de territoire aux faibles densités démographiques qui s’étendait de la Meuse aux Ardennes. Après cent cinquante ans d’une modeste industrialisation, le tissu social Novion-Porcien se redésertifie sans que sa population décroisse ni que le relais routier désemplisse. « On sert trente couverts à midi et trente le soir. Au dernier concert qu’on a organisé, il y avait cent spectateurs et on est déjà complet des jours à l’avance pour la Saint-Valentin. Ici, ça ne demande qu’à vivre », me glisse Loïc qui vient de reprendre le Relais des Ardennes avec son épouse Aurore. Le couple de trentenaires représente une lueur d’espoir à Novion, tout comme le jeune boulanger arrivé il y a trois ans. Vue de la capitale, l’affaire peut sembler anecdotique mais depuis des années l’absence de tout commerce local – de bouche ou de vêtements – aggrave l’enclavement du village.[access capability= »lire_inedits »] Il y a bien un éleveur qui transforme lui-même sa viande, mais sa boucherie-charcuterie se situe à Rethel, 7 700 habitants, le chef-lieu d’arrondissement distant d’une douzaine de kilomètres. Sans voiture, point de salut dans ces rues mornes où des enfilades de maisons sans âme toisent quelques belles bâtisses en pierre. L’ancien maire sans étiquette Guy Cahu assure que la commune a gagné une trentaine d’habitants depuis une quinzaine d’années et renchérit : « C’est un bon endroit pour se ressourcer et élever une famille. » Pour ce professeur d’anglais à la retraite, débarqué de sa campagne normande en 1980, Novion tenait presque du pays de cocagne. Jusqu’aux années 1990, des familles d’ouvriers ou d’employés « se faisaient construire un pavillon, avaient une vie assez agréable et entraient de plain-pied dans la classe moyenne » sans mener grand train ni se soucier outre mesure de l’avenir, se souvient l’ancien édile. Bien que les Novionais aient beaucoup moins subi les affres de la désindustrialisation que leurs voisins de Reims et de Charleville-Mézières, le petit peuple des artisans et paysans a ressenti les effets de la crise au début de la décennie 2000. Faute de croissance, l’économie locale peine aujourd’hui à employer les enfants non-qualifiés de la classe moyenne inférieure, dont certains émargent au RSA, dégotent des petits boulots de-ci de-là, voire sombrent dans la délinquance et « divaguent », selon l’expression de Guy Cahu. Novion, ce n’est pas le désespoir des mines et des aciéries qui ferment, condamnant à la mort des territoires entiers, mais la morne plaine des Ardennes.

Déclassement et relégation sociale expliquent sans doute une partie du vote Front national massif que l’on observe à Novion. « Depuis mon arrivée en 2010, j’ai toujours vu le FN arriver devant, je ne suis pas contre, chacun son point de vue », avance Sylviane Agzhaf, présidente de l’association Famillles rurales et épouse du seul immigré de la commune, un électromécanicien d’origine marocaine parfaitement intégré aux dires de tous. Lors des dernières régionales, Florian Philippot, qui briguait la présidence de l’Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine, a écrasé tous ses concurrents au terme d’une campagne très sociale. Le 13 novembre, quelques heures avant les attentats de Paris et de Saint-Denis, le vice-président du FN tenait tribune à Novion, dénonçant la dislocation du service public dans des imprécations qui n’avaient rien à envier au Marchais des années 1970. Résultat : malgré sa défaite à l’échelle régionale, Philippot l’a emporté haut la main chez les Novionais, récoltant plus de 50 % de leurs voix, quinze points devant son adversaire de droite. « En dehors du café routier, du médecin et de la boulangerie, on n’a plus rien » soupire Mme Agzhaf, qui s’est mobilisée contre la fermeture d’une classe de l’école primaire à la rentrée dernière. En dépit de ses promesses, l’inspecteur d’académie a en effet annoncé au printemps dernier la suppression d’un poste d’enseignant, alors que les effectifs de l’école passaient de 102 à 108 élèves. « Hermétique à tout dialogue », d’après Mme le maire, l’inspection d’académie de Charleville a ainsi fait monter les effectifs à 23 élèves par classe, un chiffre qui ferait pâlir d’envie les parents parisiens mais désespère Sylviane. Depuis la rentrée, sa fille unique évolue dans une classe de trois niveaux CE1-CE2-CM1. De quoi aggraver le sentiment d’injustice de bien des villageois. « Les gens ont le sentiment d’être devenus des indigènes dont l’État ne s’occupe plus », résume l’ancien maire.

Même la députée du cru, Bérengère Poletti (LR), pourtant favorable à la RGPP (révision générale des politiques publiques) – le grand chantier de coupes budgétaires mené sous le quinquennat Sarkozy –, s’alarme des « énormes restrictions budgétaires » imposées aux communes rurales. Comme si l’État, l’inspecteur d’académie et le conseil départemental s’étaient donné le mot, le départ annoncé de la brigade de gendarmerie et du centre départemental risquent d’enclaver un peu plus Novion. À l’hôtel de ville, qui abrite également l’école du village, Mme le maire et son premier adjoint relèvent le caractère ubuesque de la situation. « La caserne de Rethel, certes flambant neuve, s’est révélée trop petite pour accueillir les cinq gendarmes de Novion, qui devront louer des appartements parce que la loi leur impose d’habiter à proximité de leur caserne ! », s’afflige Élisabeth Géhin. Et son premier adjoint Philippe Lantenois d’aller contre une idée reçue : « Contrairement aux entreprises, l’État et les collectivités territoriales n’ont aucune vision à long terme », regrette-t-il avec le pragmatisme d’un apolitique.

Détail révélateur, l’équipe municipale a appris la fermeture de la caserne… par voie de presse ! En septembre dernier, le quotidien local L’Union a vendu la mèche : quatre-vingts gendarmeries disparaîtront sur tout le territoire, dont trois dans les Ardennes, probablement d’ici à l’été 2016. « Les habitants ne se déplaceront pas à Rethel pour porter plainte », prédit déjà le maire. Dans un hameau où ne se produisent qu’un ou deux cambriolages par an, les cinq officiers de la brigade novionaise, issus des quatre coins de la France, avaient tissé un « lien affectif » avec les riverains, fait-on valoir à la mairie. S’il fallait une preuve du mélange d’amateurisme et d’improvisation qui règne au sommet de l’État, la mutation d’un nouveau gendarme à Novion l’été dernier a entraîné la remise à neuf de son appartement… en pure perte puisque ledit officier devra bientôt quitter son logement pour Rethel, doublant au passage le montant de son loyer et de sa taxe d’habitation. Le général commandant la gendarmerie nationale a accordé une audience privée au maire et à son premier adjoint en janvier, et cela n’a rien changé à l’affaire. Du haut de son expérience, Guy Cahu, le prédécesseur de Mme Géhin se fait philosophe : « On arrive à obtenir des choses à partir du moment où on a des interlocuteurs. Le problème, c’est qu’ils seront de plus en plus loin et auront autre chose à faire. » Preuve en est, le premier adjoint n’a pas la moindre idée du sort promis au bâtiment de la future ex-caserne : une friche en pleine ville façon Montluçon, un pôle médical comme dans ses rêves les plus fous ? Nul ne le sait.

Noyé au milieu d’une communauté de 94 communes et d’un immense canton rural, Novion pourrait être réduit à quantité négligeable par l’échelon intercommunal et la région – dont la capitale a reculé à Strasbourg depuis la réforme territoriale. Encore une fois, Bérengère Poletti surprend par sa défense des prérogatives municipales, redoutant à l’instar du maire la dilution de Novion « dans un gros ensemble ingérable ». Dans une guerre des idées à front renversé, Fabien Bazin, maire socialiste du village de Lormes au cœur du Morvan, critique la geignardise de ses homologues ruraux qui croient au premier bruit catastrophiste venu. « Les gens finissent par imaginer qu’il n’y aura plus de communes, ni d’habitants à la campagne, ce qui n’arrivera jamais. Depuis quelque temps, se répand la rumeur d’une fusion des communes de moins de 1 500 habitants. C’est une pure invention : l’État a tout intérêt à garder son maillage de 36 000 communes », plaide le concepteur du « bouclier rural » (voir encadré). Niveau rumeurs, Novion-Porcien n’est pas en reste puisque le bruit de la fermeture du centre technique départemental chargé de l’entretien des routes résonne partout. Si d’après le conseil départemental, aucune décision n’a été entérinée, Mme le maire n’en démord pas : « Ça va se faire en catimini. » Bien au-delà de la demi-douzaine de fonctionnaires directement concernés par cette mesure, toute la population novionaise éprouve dans sa chair cette énième entaille dans son tissu administratif. « Il faudrait remettre l’homme au cœur du système. Ce qui compte, ce sont les relations entre les personnes. Ici, un enfant qui traverse la rue nous dit bonjour », dixit le maire du village.

À l’image du musée Guerre et Paix en Ardennes, inauguré en 2003 et actuellement fermé pour travaux, la vie semble parfois en suspens à Novion. On a beau annoncer la réouverture du musée le 11 novembre prochain et espérer un afflux de touristes belges, Charleroi n’étant qu’à cent kilomètres, beaucoup n’y croient pas et désespèrent, ou s’en vont. Peut-être plus préoccupante que la dérive de certains lumpenprolétaires, la fuite des diplômés vers les bassins d’emplois qualifiés de Reims ou de Lille encourage la sinistrose. Doucement, Novion s’assoupit. Au pays de Rimbaud, on espère que cette torpeur sera moins définitive que celle du Dormeur du val.

Et le PS créa le « bouclier rural »
Clin d’œil au bouclier fiscal sarkozyste, l’idée d’un bouclier rural a fait son chemin à Solférino lorsque le parti socialiste pantouflait dans l’opposition. Observant l’exode urbain – 100 000 et 200 000 citadins quittent chaque année les métropoles pour les campagnes –, des élus socialistes de la Nièvre ont phosphoré afin d’élaborer un programme de développement adressé aux 11 millions de Français habitant ces zones rurales. À quelques mois de l’élection présidentielle de 2012, l’ensemble des candidats à la primaire socialiste avait signé le pacte rural, prévoyant notamment un temps d’accès maximal aux services publics essentiels (urgences, maternité, poste, école). Ce bon sens n’empêche pas quelques projets techno-Bisounours à la Michel Serres, comme la distribution de tablettes numériques au troisième âge. Lucide, le maire de Lormes rappelle un chiffre cruel : « Huit milliards d’euros ont été octroyés au ministère de la Ville, rien pour la ruralité », avant de nous rassurer : « C’est à nous de prendre notre destin en main, les outils financiers comme les contrats de projet État région existent, il n’y a plus grand-chose à attendre de l’État et des collectivités. » Aide-toi, l’État t’aidera, ou alors la région, ou alors personne…

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Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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