Faisons la tour avant de nous dire adieu


Faisons la tour avant de nous dire adieu

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La Banque centrale européenne, familièrement appelée BCE, a enfin créé des emplois. Il faut saluer l’exploit. Il est surprenant. La politique monétariste de Mario Draghi et de ses prédécesseurs, qui sont les vrais maîtres de l’Europe nouvelle, nous avait assez peu habitués à la chose tant cette banque, dont on attendait l’embryon d’une politique économique unique pour le continent, s’est surtout efforcée d’installer de Madrid à Paris en passant par Athènes, Dublin, Berlin, Rome, Lisbonne ou Paris, les politiques austéritaires qui interdisaient de fait tout retour à la croissance. Une BCE qui, comme un médecin de Molière, préférait pratiquer la saignée afin que les malades meurent guéris. C’est-à-dire, si vous voulez, comme les Grecs qui ne cessent de manifester en masse, sans qu’on en parle, contre leur grand bond en arrière, de ne plus avoir de système de santé, de système scolaire et de connaître une espérance de vie en recul constant depuis 2010 mais qui en revanche sont plus ou moins capables, de nouveau, d’emprunter sur les marchés. C’est vous dire s’ils sont contents…

Et c’est bien connu du retraité portugais qui fouille dans les poubelles pour se nourrir, de l’Espagnol « milleurista »  de quarante piges qui est retourné vivre chez papa maman, de la petite fille grecque qui ne reçoit plus les anticancéreux parce que les labos allemands refusent de livrer des hôpitaux insolvables : si les banques nationales peuvent aller emprunter sur les marchés, c’est que tout va bien, comme vous l’expliqueront les économistes de garde sur toutes les chaines d’infos continues. Le retraité va trouver du caviar dans la poubelle,  il y aura une chambre de plus dans l’appartement parental du milleurista et la petite fille grecque sera guérie par l’opération du Saint-Euro.

Mais enfin, l’honnêteté intellectuelle nous force à reconnaître qu’il a bien fallu quelques centaines d’ouvriers (combien de travailleurs détachés, de clandestins ?) pour construire sur les bords du Main, à Francfort, dans le quartier louche de l’Ostend qui va devenir très chic si on en juge par l’augmentation des loyers, un siège monumental, digne des rêveries mortifères et mégalomaniaques de Ceaucescu à l’époque où il redessinait Bucarest. Oui, la BCE a enfin trouvé un monument digne de sa grandeur et de ses exploits .

Louis XIV a eu Versailles, les Pharaons les Pyramides, Trajan sa colonne : Mario Draghi aura sa tour. Et quelle tour ! En fait, il y en a même deux, des jumelles (pas superstitieux, nos banquiers centraux…). Elles font 185 mètres de hauts et permettent une vision panoptique sur la ville. Elles utilisent le bêton, d’acier et le verre, histoire de rappeler que l’on est modernes, forcément modernes et qu’en architecture comme ailleurs, les matériaux primaires comme le bois ou la pierre appartiennent définitivement au monde d’avant.  Avec 45 étages, aux ascenseurs de science-fiction qui mènent au sommet en quelques secondes, le tout piloté par ordinateurs, on peut espérer qu’ils ont anticipé sur les attaques des hackers. Ce serait ballot que des hauts fonctionnaires qui s’apprêtaient à baisser des taux d’intérêts restent coincés pendant des heures : ils pourraient faire des petits pour passer le temps. Comme à la BCE, on est attentif à l’environnement, l’eau des toilettes sera recyclée et la chaleur récupérée par le fonctionnement…des ordinateurs.

Surtout, surtout, délicieuse ironie, la BCE qui se présente comme le parangon de la bonne gestion, a légèrement dérapé dans sa politique de grands travaux : le bâtiment qui pour partie rénove une ancienne halle aux légumes devenues sous les Nazis le Drancy de Francfort où 10 000 juifs ont attendu la déportation, a coûté 1, 2 milliards d’euros soit un surcoût de 40% par rapport aux devis initial. Apparemment, il y a eu beaucoup moins de difficultés à débloquer une « tranche supplémentaire » pour terminer le monstre que pour aider Athènes à boucler un budget. Et on n’a pas demandé en échange à Draghi et à ses 2600 fonctionnaires de réduire leurs salaires, histoire d’aider à l’effort de rigueur. On oubliera également les douze ans de travaux et les trois ans de retards. On peut être un gestionnaire inflexible pour les autres  et s’accorder des petits dérapages, sinon à quoi ça sert d’être les maîtres du monde. L’inauguration a été prévue pour le 15 mars 2015. Etant donné les réactions suscitées et les manifs annoncées, je conseille aux banquier de transformer leurs locaux en ZAD et d’aller demander des conseils techniques du côté de Notre-Dame- des-Landes ou du Testet.

Mais, dernière question, que fera-t-on de ce monstre orwellien une fois que l’on en aura terminé avec cette Europe-là, soit parce que nous aurons enfin quitté l’Euro, soit parce qu’elle sera devenue enfin démocratique, sociale, écologique. Je suggère de la transformer en musée de l’Age des Ténèbres où de jolies guides expliqueront aux enfants des écoles terrifiés qu’il y eut, à une époque lointaine, une Europe dirigée par des banquiers dans l’intérêt de la finance déréalisée et non dans celui des peuples enfin libérés. La pédagogie et la transmission, il n’y a pas mieux pour éviter que les cauchemars ne se reproduisent.

*Photo : wikimedia.



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