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État palestinien, État juif, État-providence


Jerusalem-Est, Photo : communityconnectionsnews

Rassurez-vous : si le « Printemps arabe » a éclipsé pendant quelques mois le dossier israélo-palestinien, le privant de son statut de source de tous les maux et de père de tous les conflits, tout est rentré dans l’ordre à la fin de l’été. Lors de l’ouverture solennelle de la 66e session de l’Assemblée générale des Nations unies, ni la victoire du CNT libyen sur Kadhafi, ni la révolte du peuple syrien, pas plus que les nouvelles Égypte et Tunisie n’ont réussi à voler la vedette à la Palestine. La Terre tourne de nouveau autour de Nétanyahou, d’Abbas, du Likoud, du Fatah et du Hamas − pour ne pas dire autour des Juifs et des Arabes. Aux sièges des délégations des grands de ce monde, on a corrigé des communiqués de presse ou négocié des compromis pendant que les médias faisaient monter la sauce en attendant le dénouement du suspense : Mahmoud Abbas allait-il réellement demander à l’ONU l’adhésion d’un État palestinien ? Les Palestiniens choisiraient-ils de passer par le Conseil de sécurité ou d’aller directement à l’Assemblée générale ? Et la troisième Intifada, elle allait, elle va commencer quand ?[access capability= »lire_inedits »]

Face à cette agitation médiatique et diplomatique, les principaux concernés, c’est-à-dire les Israéliens et les Palestiniens, se montrent beaucoup plus réservés, pour ne pas dire indifférents. Sans illusions, les deux peuples qui partagent de facto ce petit bout de terre entre Jourdain et Méditerranée aspirent à reconstruire leurs sociétés respectives et traitent les actualités concernant le « conflit » comme des résultats sportifs : passionnants mais dénués d’importance vitale.

En Israël, la « battle » Nétanyahou-Abbas à New York a ainsi attiré 25 % des téléspectateurs. Résultat respectable diriez-vous ? Sans doute, sauf que, vingt-quatre heures plus tard, la finale de Masterchef a fait deux fois mieux, explosant l’audimat avec le record absolu de toute l’histoire de la télé israélienne. Dans les colonnes d’Haaretz, on a dénoncé un « syndrome du Titanic » : l’orchestre continue à jouer pendant que le navire coule.
De l’autre côté de la frontière virtuelle, chez les candidats à la dignité d’État-nation, l’enthousiasme n’était pas non plus au rendez-vous. La radio palestinienne a eu beau passer en boucle des chansons patriotiques composées spécialement pour l’occasion et la télé diffuser des reportages édifiants sur les préparatifs des futures festivités dans différentes localités, la foule et le cœur n’y étaient pas.

Il faut croire que, de part et d’autre de la « Ligne verte », la vraie vie n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on raconte à la télé. Au cas où l’on aurait besoin de s’en convaincre, il faut se pencher sur une enquête d’opinion menée récemment par des statisticiens palestiniens supervisés par David Pollock, ancien conseiller du gouvernement américain, auprès de 1000 Palestiniens de Jérusalem-Est, territoire annexé après 1967. Aussi, contrairement à leurs compatriotes de Cisjordanie et de Gaza, ces 300 000 Jérusalémites arabes ont-ils droit à la nationalité israélienne ou, à défaut, au statut de résident. Bien qu’à peine 10 % d’entre eux aient opté pour la citoyenneté de l’État hébreu, ils bénéficient tous de l’État-providence israélien qui reste, de très loin, le plus avantageux de la région, même après des décennies de coupes claires. Ainsi, quand on leur demande s’ils préfèrent que Jérusalem-Est soit rattachée à la Palestine ou à Israël, 35 % des sondés répondent « Israël », 35 % ne se prononcent pas et seulement 30 % s’affirment clairement en faveur d’une Jérusalem palestinienne.

Plus étonnant encore, 27 % des Palestiniens sondés se déclarent prêts à déménager en Israël au cas où leur quartier serait rattaché à un État palestinien. Il serait absurde d’en conclure que les Palestiniens de Jérusalem sont moins attachés à la cause nationale. On dirait plutôt qu’entre un État-nation hypothétique et un État-providence fatigué mais bien réel, ils ont fait leur choix.
Seulement, on le sait, l’Histoire est malicieuse : au moment où certains Palestiniens manifestent cet attachement paradoxal au système social israélien, celui-ci est l’enjeu du plus important mouvement de contestation auquel on ait assisté depuis des décennies.
Aussi étrange que cela puisse sembler aux indignés professionnels de ce côté de la Méditerranée, le conflit avec les Palestiniens est le cadet des soucis des contestataires du boulevard Rothschild à Tel-Aviv et des autres campements des classes moyennes en révolte. Les colons − et plus généralement les religieux − que ce réveil supposé de la gauche a d’abord inquiétés ont été vite rassurés : le mouvement a choisi le socialisme plutôt que le gauchisme, la justice sociale et fiscale plutôt que le partage de la terre. Et des élus locaux arabes israéliens ont rallié le mouvement, cautionnant ainsi la politique du « social d’abord ».

Pour comprendre cette inversion des priorités inexplicable aux yeux du militant pro-palestinien européen, il faut rappeler que nombre d’Israéliens et de Palestiniens ne croient plus à une issue diplomatique ou militaire du conflit. Selon l’enquête déjà citée, 41 % des Palestiniens pensent que certains groupes poursuivraient la lutte armée après la signature d’un accord de paix qui entérinerait la partition de Jérusalem. Autrement dit, la société palestinienne continue, dans ses profondeurs, à rejeter Israël. Du coup, à un accord improbable, beaucoup, sur le terrain, préfèrent des arrangements supportables. En particulier les Israéliens nés après 1977 qui n’ont pu que constater le dramatique échec de la gauche qui, des années durant, a déclaré : « La paix d’abord, la social-démocratie ensuite ». Résultat : le Parti travailliste géré − comme la plupart des partis-frères de l’Internationale socialiste − par des gens comme Ehud Barak, dont les idées ressemblent à celles de Pascal Lamy, Jacques Delors et DSK, a dégringolé au point de devenir aujourd’hui la cinquième force politique.

À en croire les sondages, la nouvelle secrétaire générale, Shelly Yachimovitch, qui vient de remporter la primaire, serait en mesure d’inverser la tendance grâce à sa ligne politique inspirée par les jeunes du boulevard Rothschild. Version féminine de Nicolas Demorand, cette ancienne journaliste-vedette de la radio publique a clairement défini son programme : du social, du social et encore du social. Ses adversaires ne sont pas les colons ou les religieux mais les grandes fortunes et les grandes surfaces. Ses chevaux de bataille sont le logement, les médicaments non remboursés, le nombre d’élèves par classe, les salaires des profs et, pourquoi pas, le prix du cottage-cheese − qui a été l’une des étincelles qui a mis le feu aux poudres. Sur le conflit, elle a clairement opté pour le service minimum.

En clair, à Jérusalem-Est, à Tel Aviv comme à Détroit et à Los Angeles, à Berlin, à Paris, à Rome et à Madrid, les « déciles du milieu » appellent à un nouvel ordre du jour. Ils revendiquent une place et une influence dans la société à la mesure de leur contribution − celles qu’ils ont occupées durant les « Trente glorieuses ». En Tunisie, en Égypte et en Syrie, les meneurs de la contestation se recrutent également dans les classes moyennes menacées par le déclassement, dont la capacité à résister aux radicaux sera déterminante pour l’avenir. Certes, on n’en est pas encore à proclamer : « Classes moyennes de tous les pays, unissez-vous ! » mais, pendant que le spectacle continue à l’ONU et à la télé, les peuples semblent plus soucieux de la vie concrète que de la vénération de leurs mythes. C’est une très bonne nouvelle.[/access]

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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