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Le mot «émancipation» a un charme trompeur

C'est la thèse développée par Pierre-André Taguieff


Le mot «émancipation» a un charme trompeur
Pierre-Andre Taguieff en 2007 © BALTEL/SIPA

À propos de L’émancipation promise de Pierre-André Taguieff


Une fois qu’on a bien déblayé les mots qui masquent, déforment ou formulent mal l’enjeu de nos choix les plus fondamentaux, on en découvre un qui est réellement à la source première de nos bévues. En le considérant d’un œil  neuf, on s’aperçoit à notre grande surprise que ce mot qui nous éblouit et nous brouille la vue n’est pas un des mots repoussoirs qui nous font reculer, comme islamophobe, raciste, bourgeois, néolibéral, ou machiste.

A lire aussi, Pierre-André Taguieff: Le fond du populisme, c’est sa forme

Le mot qui aveugle et qui peut conduire au pire est un mot magnifique, un mot resplendissant, porteur de tous les espoirs et de toutes les promesses, bref une offre qui ne se refuse pas. Puisque ce mot est un piège majeur de la modernité, Pierre-André Taguieff était le mieux placé pour le passer à l’inflexible exigence de sa pensée critique. Par critique, je veux dire que Taguieff fait le même travail que les Critiques de Kant : il précise les limites dans lesquelles un mot est légitime, et ce qui rend abusif l’usage illimité de ce mot. On a toujours besoin de lire Taguieff si on veut faire un juste usage des mots au moyen desquels on débat sur la scène publique.

Un fantasme contemporain

Dans son plus récent ouvrage dont le titre alléchant ne devrait tromper personne, et surtout pas les lecteurs de Causeur, il entreprend de dissiper les charmes aveuglants du mot le plus enchanteur des temps modernes, le mot « émancipation ». Qui, à part Taguieff, oserait ne pas tomber à genoux devant ce qu’il appelle « l’émancipation promise » ? Car ce mot parait aussi totalement positif, aussi totalement indiscutable que l’émancipation des esclaves et celle des femmes, qui furent émancipés par les droits de l’homme, et celles des esprits qui furent émancipés par les Lumières qui leur donnèrent le droit de penser librement. L’immense problème que pose inévitablement l’idée d’émancipation est simplement : pour devenir plus libres, devons-nous nous débarrasser jusqu’au bout de tout ce qui nous constitue ? Nous émanciper de ce que nous devons à notre nature animale et à l’Histoire de la civilisation ?

Taguieff examine avec son impressionnante culture et sa non moins impressionnante rigueur d’analyse la formation de cette Idée qui galvanise et les catastrophes, nullement promises, auxquelles cette promesse d’émancipation illimitée a inévitablement mené. Il s’attarde sur la continuité entre la réalité totalitaire du communisme et la promesse d’émancipation humaine illimitée dont Marx fait son étendard dès 1844 dans son réquisitoire contre l’émancipation politique apportée par les droits de l’homme. Taguieff, à qui rien n’échappe de l’actualité, passe ensuite au crible les adeptes contemporains de ce fantasme.

Il fait apparaître en pleine lumière le caractère follement illimité de l’idéal actuel d’émancipation : l’exigence que l’individu et la société se défassent de tout ce qui les fait, et de tout ce qui les rend humains. Alors qu’on reproche le plus souvent à ceux qui prônent cette émancipation illimitée d’oublier la finitude humaine et de pécher par hubris, Taguieff nous fait comprendre que le fantasme de se créer soi-même ex nihilo après avoir fait table rase du passé est d’abord une entreprise nihiliste qui balaie ce qui fait barrage à la barbarie.

L’Émancipation promise : exigence forte ou illusion durable ?, Pierre-André Taguieff, Les Éditions du Cerf, 2019.

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André Sénik, professeur agrégé de philosophie.

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