La géopolitique peut casser des briques


La géopolitique peut casser des briques

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Ce n’est pas tous les jours que naît une revue de géopolitique sous les auspices d’un des maîtres du genre, le professeur et éditeur aux PUF Pascal Gauchon. Polémique en diable, le premier numéro de Conflits s’articule autour du dossier : « Eurasie : le grand dessein de Poutine ». Au milieu d’une actualité est-européenne bouillonnante, la fine équipe du trimestriel nous offre un aperçu du Festival de géopolitique de Grenoble, consacré à l’Eurasie, qui s’est tenu il y a une petite semaine. Mon petit doigt me dit que Causeur reviendra bientôt en long et en large sur cet événement grenoblois. D’ici là, leurs excellents articles parus dans Conflits vous familiariseront avec la « géopolitique critique » qui régit ces lieux.

Napoléon lui-même définissait la stratégie comme l’art d’utiliser la géographie à des fins militaires ou diplomatiques. Tièdes s’abstenir. La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, nous indiquait un essai d’Yves Lacoste, interrogé dans ce premier numéro. Le guide suprême de la géopolitique nous rappelle le b.a.-ba de cette science des espaces : les droits de l’homme ne font pas une politique étrangère ! Dans notre monde multipolaire, on peine d’ailleurs à distinguer le camp du Bien en Ukraine et en Syrie, où les balles de kalachnikovs pleuvent des deux côtés du front. Tant le lecteur érudit que le profane conviendra avec Yves Lacoste qu’« on ne peut pas raisonner en géographie sans raisonner dans le temps » ni éviter de « prendre en compte les représentations des adversaires » lorsque l’on souhaite comprendre les spasmes de la scène internationale.

Le principe directeur de Conflits ? Realpolitik d’abord ! Car il faut bien l’admettre, quitte à froisser quelques sympathiques pacifistes, « le véritable sujet d’étude de la géopolitique, c’est l’antagonisme sous toutes ses formes ». Et l’Eurasie dans tout ça ? Si vis pacem… Pour parler franc, le paysage théorique semble a priori brumeux. Deux définitions concurrentes du même terme s’affrontent en effet : d’un côté, le fantasme irréaliste d’une Europe allant de Brest à Vladivostok, de l’autre la renaissance d’un Empire russe élargi à ses anciennes marches aujourd’hui courtisées par l’OTAN.

Ici, on voit poindre l’éternel retour du concret. Vladimir Poutine a en effet été l’instigateur d’une Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan vouée à se transformer en Union eurasiatique à destination de toutes les anciennes républiques soviétiques, voire dans ses rêves les plus fous, à une Union européenne indépendante des Etats-Unis. Vaste programme ! L’Eurasie contre la thalassocratie, telle est la raison d’être d’un projet intellectuel et stratégique qui mijote chez certains conseillers du Kremlin, mais aussi dans certains cénacles d’Ankara, Budapest et Astana[1. L’eurasisme est même l’idéologie officielle du régime kazakh dirigé par le président Nazerbaïev.].

« Après deux guerres mondiales où l’Allemagne fut écrasée et deux paix imposées où elle fut muselée, qui domine aujourd’hui l’Union européenne ? », fait mine de s’interroger Gauchon. Avec un grand frère américain toujours en embuscade pour proposer ses bons et loyaux services aux anciens pays du pacte de Varsovie, la réponse coule de source. De vous à moi, l’encerclement de la Russie par les bases otaniennes et la mentalité obsidionale qui en découle ne sauraient justifier la russophobie de nos élites amnésiques. Et pourtant, si les Soviets n’étaient pas là… nous serions tous en Germanie.

27 millions de morts arborant l’étoile rouge sur le front européen, voilà de quoi remettre les pendules à l’heure, alors que Pascal Marchand, auteur d’une Géopolitique de la Russie (PUF, 2014) définit les contours de l’Europe européenne souhaitée par Poutine, dans l’esprit bainvillien du Général. À l’est, se pose une question fâcheuse soulevée par Thierry Buron : « L’Ukraine est-elle une nation ? » La réponse ne va pas de soi, mais je n’en dirai pas plus, histoire de m’éviter les foudres du Kremlin ou de Svoboda…

Résolument anti-occidentaliste mais pas aveuglément pro-russe ni bassement anti-américaine, la ligne éditoriale de Conflits dépare avec la doxa géopolitique en vogue dans les bistrots hype que sont les plateaux télévisés. Les ennemis du pavlovisme idéologique trouveront leur compte jusque dans les notes de lecture, bien plus (im)pertinentes que la moyenne du genre. Mention spéciale à la critique assassine du dernier essai syrien de Jean-Pierre Filiu – le coupable se reconnaîtra !

Péguy écrivait qu’une bonne revue devrait déplaire à un cinquième de ses lecteurs. On ne saurait donner meilleur conseil à la rédaction de Conflits pour son deuxième numéro. En attendant, à vos kiosques, prêts, partez !



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est journaliste.

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