L’art contemporain n’a pas fini de nous faire rire


L’art contemporain n’a pas fini de nous faire rire

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C’est presque devenu un lieu commun de le dire : si Philippe Muray était encore de ce monde, il remplirait de volumes les étagères des bibliothèques et nous aurait gratifiés d’au moins une vingtaine de nouveaux essais sur la bêtise satisfaite d’homo festivus. J’ai plutôt tendance à penser qu’il aurait fini par être dépassé par l’ampleur de la tâche et aurait peut-être raccroché les gants pour ne plus s’intéresser qu’à la peinture et à Rubens. On a cependant quelquefois tendance à reprendre un peu espoir et à penser que l’on pourrait peut-être un jour se débarrasser de ce cynisme ricanant et bien-pensant qui pollue depuis des années le débat public mais il faut toujours à un moment ou à un autre qu’un ambitieux crétin ou un Rastignac de l’insolence se charge de vous rappeler qu’on n’est pas près d’en sortir.

Nul doute par exemple que la personnalité d’Eric Pougeau aurait certainement pu inspirer Muray pour son portrait de l’avant-gardiste. Eric Pougeau est en effet un artiste contemporain qui s’est spécialisé dans un domaine un peu particulier : les pierres tombales. Mais pas n’importe quelles pierres tombales, comme il l’explique au micro de l’émission Mauvais Genre diffusée samedi soir sur France Culture, en évoquant sa dernière création : « C’est une tombe toute noire, toute simple avec juste dessus écrit ‘fils de pute’ et à l’arrière, mes initiales. » On l’aura bien compris, Eric Pougeau est un artiste vraiment subversif, il a pour objectif, nous dit-on, de « tordre le cou aux bien-pensants et aux institutions surtout si elles sont vénérables. » Par institutions vénérables, on comprendra ici évidemment catholiques. Il est devenu en effet essentiel de nos jours, pour un jeune artiste qui souhaite réussir, de s’essuyer les pieds sur l’Eglise catholique et/ou le christianisme. C’est pratique : personne n’ose vous engueuler sous peine de passer pour un ringard et l’on saluera au contraire votre rebellitude et votre esprit de résistance. Rien de tel que de se moquer des curés pour passer pour un chic type, un proactif de la provoc, un créatif indomptable. Dans La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino met en scène une artiste contemporaine du nom de Talia Concept qui, poussée dans ses retranchements lors d’une interview, finit par admettre qu’au-delà de la provocation convenue elle n’a strictement rien à dire. Peu importe que, comme Talia Concept, le geste d’Eric Pougeau s’arrête à la provocation, « comme pour tout artiste, être pleinement conscient de la raison qui anime le geste reviendrait à tuer l’acte créateur », nous explique un site spécialisé. Et depuis maintenant cent ans que des générations d’artistes refont le coup de la fontaine de Duchamp, on est satisfait de voir que les perspectives sont toujours aussi enthousiasmantes du côté de l’art contemporain…

Eric Pougeau semble de plus avoir de la suite dans les idées. On pourrait penser qu’après avoir eu l’idée de fabriquer une pierre tombale portant l’inscription « Fils de pute », le fleuve de feu de son inspiration créatrice se serait tari. Pas du tout, il en a encore sous la pédale Eric : « j’ai fait six plaques mortuaires, j’ai fait ‘merde’, ‘pédé’, ‘putain de ta race’, ‘enculé’, ‘salope’ et ‘fils de pute’ en essayant d’être le plus tranchant possible, le plus simple possible… » En effet, il faut reconnaître que composer des plaques funéraires ou des couronnes mortuaires portant un sobre message d’insulte, ça a la simplicité et la fulgurance du génie. Malheureusement, comme le rappelait Jonathan Swift, on reconnaît un génie au fait que tous les imbéciles sont ligués contre lui. Eric Pougeau, qui expose en ce moment à Paris et a publié un ouvrage intitulé avec finesse et sens de l’à-propos Fils de pute, est donc comme il se doit un artiste maudit. Cela fait partie des crédits à valider pour achever le cursus qui permet d’être vraiment reconnu par le vrai monde de l’art : il faut impérativement attaquer les institutions vénérables et être confronté à la menace de la censure, sinon, évidemment, personne ne vous prend au sérieux. On a donc essayé de faire taire Eric Pougeau, de le faire taire, de stopper net son élan créateur: en exposant l’une de ces œuvres – la couronne funéraire portant la mention « salope » – en vitrine de la galerie Perrotin, rue Louise Weiss, l’artiste a suscité des plaintes des riverains et a dû retirer son œuvre de la vitrine. Ô fascisme rampant ! Ô années sombres et ventre fécond ! La bête se réveillait enfin, Eric Pougeau, rebelle, provocateur, blasphémateur pouvait se préparer à affronter les forces de l’ordre moral ! Et la série noire s’est poursuivie avec l’interdiction signifiée à l’artiste d’installer ses œuvres dans un cimetière. Parce que oui, voyez-vous, les édiles municipaux toujours obtus n’ont pas compris qu’il fallait que ces lieux sinistres et gris et ces alignements de plaque de granit garnies de fleurs fanées deviennent un peu plus festifs, un peu plus décalés (c’est l’autre formule magique du moment). Pas étonnant que les gens délaissent les cimetières, hormis quelques pics de fréquentation à la Toussaint, regardez-donc dans quelle routine se traîne le culte des morts de nos jours, c’est d’un ennui ! Il faut bien injecter un peu de second degré dans tout cet appareil si protocolaire et sinistre à en mourir ! Eric Pougeau voudrait donc donner un peu plus mauvais genre à nos plates et monotones rangées de caveaux familiaux. « Le mauvais genre est celui qui fait le pas de côté dans l’univers codifié, pour le coup cette tombe elle est mauvais genre dans l’univers des cimetières », explique-t-il à la radio. Ah ça c’est vrai que pour être codifié, c’est codifié un cimetière ! Pas moyen décidément de secouer un peu toutes ces traditions poussiéreuses ! Ne perdons pas espoir, le jour n’est peut-être pas loin où l’on pourra admirer quelques anges de faïence entourant avec grâce un élégant « Nique ta mère » en lettres peintes.

L’important reste avant toute chose de mettre les rieurs de son côté. C’est aussi ce qu’ont bien compris les animateurs de l’émission « Si tu écoutes, j’annule tout » dont le titre sonne comme un hommage discret à Max Pecas et à l’âge d’or du film comique français dans la lignée de  On n’est pas sorti de l’auberge, On est venu là pour s’éclater et Embraye bidasse, ça fume ! Avec la présence dans l’équipe de chroniqueurs de deux comiques assermentés et professionnels du one-man show, Alex Vizorek et Guillaume Meurice, on sait en effet qu’on est venu là pour s’éclater. Comme le disent avec bienveillance les Inrocks : il s’agit de « porter un regard décalé, frais et pétillant sur l’actualité du jour. » Vendredi dernier donc, l’actualité du jour comprenait la relaxe des Femen dans l’affaire des dégradations infligées à Notre-Dame de Paris. Rappelons rapidement les faits : les indispensables Femen ont fait irruption à Notre-Dame à moitié à poil et en braillant des insultes avant de taper sur une des cloche exposées à coups de morceaux de bois, tout ça évidemment pour défendre le sécularisme et la laïcité en France qui, comme chacun sait, sont des valeurs constamment mises en péril par la cinquième colonne catholique toujours prête à réinstaller une théocratie dans notre beau pays. Les Femen ont été relaxées et les agents de sécurité qui s’étaient interposés se sont vus infliger quant à eux de légères amendes pour avoir osé s’opposer à l’œuvre libératrice de jeunes femmes dépoitraillées comme la liberté guidant le peuple. Réalisant que la décision est vivement critiquée, notamment au sein des milieux catholiques, le chroniqueur Guillaume Meurice confie son incompréhension : « Evidemment l’extrême-droite catholique s’est dite scandalisée, moi je comprends pas trop pourquoi » confie-t-il à l’antenne avec un sens de la nuance qui l’honore. Guillaume Meurice est un comique, un vrai, de ceux qui font profession de faire rire les gens. Et Paris est une vraie usine à comiques. Elle les importe par centaines et les affiches de leurs spectacles exhibent partout sur les murs du métro leurs faces rigolardes, leurs regards hilares et leurs clins d’œil de connivence qui font partie des spectacles les plus déprimants offerts par le métro parisien. Guillaume Meurice est de ceux-là. Il a juré de vous émouvoir, de vous faire vous tenir les côtes et vous décrocher la mâchoire. Avec lui on rigole de gré ou de force.

De même que pour l’art contemporain, le sujet en or pour le chroniqueur impertinent reste les catholiques. L’Eglise catholique, pour le wannabe moyen qui vise peut-être un jour sa place au Grand Journal, c’est le fascisme, la réaction, le traditionalisme, en deux mots : la bête immonde. Ainsi, Guillaume Meurice a décidé d’aller interroger des catholiques que sa culture, que l’on devine assez limitée en la matière, lui fait un peu voir comme Bernardo Gui dans Le Nom de la Rose[1. Soit dit en passant et pour réparer une injustice, il faut signaler que le véritable Bernard Gui, Grand Inquisiteur ayant vécu en France au XIIIe siècle, a sauvé bien plus de personnes de la justice populaire et du bûcher qu’il n’en a condamné.]. Il contacte donc le rédacteur en chef de la revue catholique L’Homme nouveau et Alain Escada, le directeur de Civitas. Comme on peut le deviner, les entretiens ne sont pas vraiment destinés à donner la parole aux personnes interrogées mais uniquement à mettre en valeur le comique-chroniqueur doté d’un humour aussi léger qu’une charge de T-34 dans la plaine de Koursk. « Quitte à taper sur des cloches, est-ce qu’il ne vaut pas mieux taper sur de vraies cloches que sur Christine Boutin ? », demande-t-il à Escada. En arrière-plan, on entend le reste de l’équipe s’esclaffer.

Les deux interlocuteurs de Meurice font ce qu’ils peuvent pour rester polis tandis que le journaliste fait le maximum pour obtenir son petit scandale, ou au moins un petit éclat, à l’antenne : « Pourquoi vous ne tendez pas l’autre joue ? », « est-ce que le Christ aurait mis un coup de boule à une Femen ? » Dans le studio, on entend une collègue de Meurice faire part de ses analyses lumineuses à propos des catholiques : « ouah dès qu’on leur parle de l’enfer ils flippent ». Tempête sous un crâne.

Les deux exemples paraissent presque banals dans une société qui fait de l’outrance une institution et de l’insolence une entreprise à but lucratif, néanmoins il n’est pas inutile d’avoir, de temps à autre, une petite piqûre de rappel pour garder à l’esprit que des bataillons de rebelles de commande, comme l’ont montré cet été, dans un autre registre, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, sont toujours prêts à déployer leurs talents pour faire triompher en toute occasion les deux mots d’ordres inscrits en lettres d’or au fronton de notre société du spectacle : bête et méchant.



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