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C’est l’histoire de quinze jeunes filles


Nous avons tellement plus urgent à penser, n’est-ce pas ? Le PS par exemple et son congrès de Reims sans bulle ni onction, avec son goût pénible de champagne tiède et éventé. Ségolène qui, en bonne socialiste, fait la synthèse mais la synthèse d’elle-même, c’est-à-dire celle de Bernadette Soubirous et d’Eva Peron. Martine Aubry qui a rencontré un syndicaliste et a eu une révélation gaullienne sur sa vocation à sauver le parti. Ou Delanoë qui se défile en s’apercevant que ces ploucs de militants provinciaux ne travaillent pas tous dans la communication ou la culture et ont des soucis de fins de mois dans les zones commerciales de la France, ce pays si étrange qui commence après le périphérique.

Oui, tellement plus urgent : les gesticulations du pouvoir qui, aidé par une presse décidément bien policée avec les puissants et bien policière avec ses opposants, a décidé qu’un livre était une pièce à conviction, menaçait la République et que son inspirateur, soupçonné d’avoir arrêté quelques TGV en rase campagne, méritait la Bastille, l’estrapade, l’écartèlement, la baignoire. Au gnouf, l’ennemi intérieur. Le luddisme de ces jeunes gens ne les a pas empêchés de rendre vie à un village de Corrèze désertifié par les exigences modernes de l’économie. Nous préférons refuser de voir l’insurrection qui vient. Et dire que sans cette affaire des TGV, ce groupe mystérieux aurait fait un très bon reportage de Jean-Pierre Pernaud, dont la voix grasseyante se serait extasiée avec son onction habituelle sur « ces sympathiques jeunes gens qui ont rouvert l’épicerie café et donnent des cours du soir aux enfants, comme quoi les jeunes ne sont pas tous des brûleurs de bagnole. A demain même heure, à vous Romorantin, je vous rends l’antenne ».

Mais il se trouve qu’une horreur chimiquement pure, l’une de ces tâches de sang métaphysique, pour paraphraser Lautréamont, que toute l’eau de la mer ne pourra effacer s’est produite pendant ce temps-là. C’était mercredi 12 novembre, le matin. Quinze jeunes filles allaient à l’école. Elles avaient dix-sept ans. On peut imaginer les rires, les conversations, un certain bonheur d’être au monde qui n’appartient qu’à cet âge-là. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », disait déjà Rimbaud. Connaissaient-elles Rimbaud ? On peut en douter : elles allaient à l’école en Afghanistan, dans la région de Kandahar. De même, leurs rires devaient être sérieusement étouffés, avec une burqa. Oui, elles allaient à l’école en burqa et les grillages devant les yeux prêtent assez difficilement aux confidences amoureuses comme à la compréhension des intuitions fulgurantes de Rimbaud : « …aux supplices par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux ».

On ne laissera jamais donc dire que dix-sept ans est le plus bel âge de la vie dans l’Afghanistan de 2008. Les agresseurs héroïques sont arrivés à moto, ils ont entouré les jeunes filles, ils leur ont ordonné de retirer leur burqa et ils les ont aspergées de vitriol avec des pistolets à eau. Les salauds ont parfois un sens de l’humour inconscient, le détail du pistolet à eau sent son goût de la plaisanterie horrible. Les barbus ont aussi leurs amusements. L’humour taliban. Le gag islamiste.

Les jeunes filles afghanes, défigurées ou non, sont scolarisées en Afghanistan à hauteur de 9 % dans le secondaire. C’est encore trop pour ces débiles autrefois suréquipés par les Américains pour lutter contre l’ogre soviétique. L’a-t-on glorifiée cette résistance afghane contre les vilains soldats russes. C’était la liberté éclairant le monde. Il y en avait des vibratos dans les voix un peu plus jeunes, un peu moins usées par les reniements répétés, des Kouchner, des BHL, des Glucksmann. Et quand Bush a décidé de bombarder massivement le pays, le nouveau philosophe comme l’intellectuel « néocons » promettaient que la guerre allait faire de l’Afghanistan un Etat moderne avec des routes, des écoles, des supermarchés, des jeunes filles qui lisent Rimbaud et pourquoi pas une Techno Parade à Kaboul. On allait venger le commandant Massoud, le Che Guevara des bonnes consciences éditorialisantes, assassiné le 10 septembre 2001. On avait juste tendance à oublier que Massoud, pas plus qu’Izetbegovic en Bosnie d’ailleurs n’étaient les chefs éclairés qu’on a bien voulu nous présenter. La différence entre un régime dirigé par Massoud et un régime purement Taliban, c’est que Massoud aurait laissé les jeunes filles vitriolées choisir la couleur de leur burqa avant d’aller à l’école. Comme dirait Rimbaud, toujours lui, dans cette histoire : « Il y a une horloge qui ne sonne pas. »

Quinze jeunes filles défigurées, c’est une métaphore assez monstrueuse et précise de la barbarie aujourd’hui, comme cette botte écrasant à l’infini un visage torturé dans le 1984 d’Orwell. Or, nous envoyons mourir là-bas de jeunes soldats sans diplômes, recrutés dans les forums d’orientation du lycéen et sommes incapables d’empêcher ce crime contre l’esprit et la beauté. Si notre mission était une réussite, ces garçons, à peine plus âgés que leurs victimes, ils les auraient invitées à sortir pour aller danser. Il y aurait eu des épisodes charmants et dérisoires. Un caporal aurait fait le coup de la panne avec son half-track. Elles auraient peut-être eu l’impression de vivre la même vie que leurs mères, à l’époque des Russes. Les vilains Russes qui étaient arrivés comme des impérialistes mais aussi comme des universalistes et qui ne vitriolaient pas les filles et chassaient, ces fanatiques équipés par l’oncle Sam, loin, très loin dans les montagnes.

Ce que n’ont jamais fait, à ma connaissance, les centaines de journalistes qui, depuis 2001, ont fait leur petit tour à Kaboul, c’est de demander à une femme d’une cinquantaine d’années quelle époque de sa vie elle regrettait – peut-être celle où elle pouvait se promener habillée comme elle le voulait, faire des études d’infirmière, conduire une voiture. Leur réponse leur aurait peut-être valu – comme elle risque de me valoir à moi – une volée de bois verts pour apologie des chars brejnéviens.

Il n’empêche : quinze jeunes filles vitriolées, et pas des Lolitas, des mutilées en burqa qui, lorsqu’elles la retireront, souffriront quand elles croiseront un miroir.

Laissons la conclusion à Rimbaud, notre envoyé spécial en Afghanistan : « J’ai vu l’enfer des femmes là-bas. »



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