L’Arabie saoudite dans l’ombre du 11-Septembre


L’Arabie saoudite dans l’ombre du 11-Septembre
(Photo: SIPA_sipausa31131776_000008)
Les décombres des tours jumelles du World Trade Center à New York, le 11 septembre 2001 (Photo: SIPA.sipausa31131776_000008)

Depuis la fin 2002 et les derniers comptes rendus du Joint Inquiry — la commission parlementaire mise sur pied pour enquêter sur le 11-Septembre — une petite portion censurée des 832 pages de rapports provoque des crispations importantes outre-Atlantique. Ces 28 pages renfermeraient, selon des membres du Congrès qui ont pu les consulter, de « troublantes coïncidences » concernant les liens présumés entre l’Arabie saoudite et les attentats. Preuve de l’extrême sensibilité du dossier, l’administration Bush avait rapidement décidé de classifier les 28 pages, assurant que cela relevait de la « sécurité nationale. » Mais il semble que ce soit plutôt les relations américano-saoudiennes que l’ex-président voulait à tout prix préserver – ce qui, vue l’importance et la fragilité de l’alliance entre Washington et Riyad, revient au même… Barack Obama a depuis promis par deux fois de rendre publiques les vingt-huit pages de la discorde, mais les Américains n’en ont toujours pas vu la couleur.

Dès la fin du travail du Joint Inquiry, la National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States – plus connue sous le nom de 9/11 Commission – a pris le relai, en tentant d’éclaircir les nombreuses zones d’ombres soulevées par les 28 pages. Et il se trouve que cette commission a relevé un nombre important d’éléments portant sur les liens entre deux des dix-neuf pirates de l’air et des officiels saoudiens aux Etats-Unis, notamment en Californie.

Le 15 janvier 2000, Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, arrivent en même temps à LAX – l’aéroport de Los Angeles. Tous deux sont des membres saoudiens d’Al-Qaida, connus des services secrets du royaume et étroitement surveillés par ces derniers après avoir tenté de faire rentrer des armes dans leur pays en 1997. Ils ne parlent pas un mot d’anglais et n’ont absolument aucune expérience ni connaissance de la vie occidentale, qui plus est aux Etats-Unis. Il est donc fort peu probable qu’ils aient pu subsister dans un pays inconnu pendant un an et demi, sans aucune aide extérieure, jusqu’à ce jour de septembre 2001 où ils participèrent au détournement du vol 77 d’American Airlines qui s’écrasa sur le Pentagone. Selon une série de mémos de la 9/11 Commission datant de 2003, Khalid Sheikh Mohammed – le cerveau des attentats, arrêté la même année – aurait avoué sous la torture que les deux pirates de l’air du vol 77 ont été envoyés sur la côté Ouest « avec des instructions spécifiques, afin de chercher de l’aide auprès des mosquées et des communautés locales. »

Soutien logistique et financier

A l’époque, un certain Fahad al-Thumairy s’occupe des « questions religieuses » au consulat saoudien de Los Angeles et mène occasionnellement des offices à la King Fahad Mosque (KFM), une mosquée reconnue comme « plutôt radicale et anti-occidentale » par les services US mais néanmoins fréquentée par de nombreux diplomates saoudiens. Une note du FBI datant de 2012 semble accréditer la thèse selon laquelle al-Thumairy aurait « immédiatement assigné un individu pour prendre en charge al-Hazmi et al-Mihdhar durant leur séjour à Los Angeles. » Cependant, les pontes du bureau fédéral ne semblent pas avoir été en mesure de retracer les quinze premiers jours des deux terroristes sur le sol américain. Ces derniers réapparaissent, début février 2000, déjeunant dans un restaurant méditerranéen situé à deux pas de la KFM. Ils y rencontrent Omar al-Bayoumi, un présumé agent secret saoudien chargé de surveiller les dissidents du Royaume en Californie. Avant de se rendre au restaurant, Bayoumi aurait rencontré Thumairy à la mosquée et les enquêteurs suspectent fortement ce dernier d’être à l’initiative de cette entrevue. Interrogé par le FBI plus tard, Bayoumi a assuré que sa rencontre avec les deux terroristes était totalement fortuite : il aurait reconnu leur accent du Golfe avant d’engager la conversation. Et au vu de la situation précaire de ses compatriotes fraîchement arrivés, Bayoumi les aurait invités à venir s’installer chez lui, à San Diego, le temps de leur trouver un autre endroit où vivre. Le 5 février 2000, Bayoumi leur trouve un appartement dans le même immeuble que le sien ; il apparaît comme cosignataire du bail et règle de sa poche la caution ainsi que les deux premiers mois de loyer. Ils sont vraiment sympas, ces Saoudiens… Le philanthrope les a ensuite aidé à ouvrir un compte bancaire à la Bank of America, crédité de 9 900 dollars — par pur hasard, juste en dessous du seuil des 10 000 dollars, qui aurait pu éveiller les soupçons des autorités. Ces dernières n’ont jamais réussi à expliquer la provenance de ces fonds. Bayoumi a, selon le FBI, également partagé son téléphone avec les deux terroristes. Entre février et mai 2000, son téléphone a passé 32 appels à l’ambassade saoudienne de Washington D.C., 37 à la Mission culturelle saoudienne basée au même endroit, ainsi que 24 autres appels à destination du consulat saoudien de Los Angeles. Bayoumi a voyagé dans ces lieux durant la même période. Qui a-t-il rencontré durant ses nombreux séjours ? Le mystère reste entier étant donné qu’aucun enquêteur n’a jugé utile de lui demander, ni d’approfondir les recherches sur ses voyages.

Interrogé à Riyad en 2004 par le FBI, Fahad al-Thumairy a servi un discours « mensonger » sur ses relations avec Omar al-Bayoumi, qu’il assurait ne pas connaître en dépit des relevés téléphoniques que les enquêteurs lui ont mis sous le nez, montrant 21 appels entre eux étalés sur deux ans. Durant ses séjours en dehors de San Diego, Bayoumi a missionné Mohdhar Abdullah, un étudiant yéménite, afin de fournir toute l’assistance nécessaire à al-Hazmi et al-Mihdhar : traduction, ouverture de comptes bancaires, contact avec les écoles de pilotage… A la suite du 11-Septembre, il a avoué au FBI qu’al-Mihdhar lui avait confié être membre de l’Armée islamique d’Aden – un groupe terroriste yéménite, affilié à Al-Qaida, qui a revendiqué l’attentat-suicide qui a frappé le destroyer américain USS Cole le 12 octobre 2000.

Durant la période où les deux futurs pirates de l’air séjournaient à San Diego, Omar al-Bayoumi était régulièrement en contact avec son ami proche Osama Bassnan, également suspecté d’être un agent saoudien par les autorités US. Ce dernier a reçu 150 000 dollars de la part de la princesse Haifa Al Fayçal, fille du roi Fayçal et femme de l’ambassadeur saoudien alors en poste à Washington, Bandar bin Sultan. Bassnan aurait reçu cette somme rondelette afin de financer un traitement pour la prétendue maladie thyroïdienne de sa femme. Là aussi, les enquêteurs ne semblent pas avoir été en mesure de confirmer la véracité de l’argument ; mais d’après le Huffington Post, Osama Bassnan aurait signé pour 150 000 dollars de chèques à la femme d’Omar al-Bayoumi, à la période même où les terroristes logeaient dans un appartement mitoyen.

Un indic pas très net

Le 31 mai 2000, Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar quittent l’appartement loué par Bayoumi et s’installent chez un informateur du FBI surnommé « Muppet », dont la véritable identité est Abdussattar Shaikh. Ce dernier aurait pu être la pièce maîtresse dans la découverte du projet d’attentat, mais il semble qu’il en savait bien plus que ce qu’il a rapporté à son agent traitant. Les mémos de la 9/11 Commission montrent que le FBI savait que Shaikh avait deux colocataires saoudiens prénommés « Nawaf » et « Khalid », mais n’a eu vent de leur identité complète qu’après les attaques. Surtout, c’est la nature des relations entre l’informateur et les deux terroristes qui soulève le plus de questionnements. Il semble avoir fourni au FBI « beaucoup d’histoires incohérentes concernant quand et comment il a rencontré al-Mihdhar et al-Hazmi. » En 2003, le FBI affirmait que Abdussattar Shaikh avait rencontré les deux pirates de l’air au Centre islamique, avant d’accepter de leur « louer une chambre ». Pourtant, quand il parlait à ses voisins, « Muppet » présentait ses deux colocs comme les « fils d’amis d’Arabie saoudite ». Après les attaques, il a subitement retourné sa veste en rappelant ses voisins, pour finalement leur dire qu’il les avait rencontrés à la mosquée… Mais le plus perturbant dans tout cela, c’est que l’enquête du FBI sur l’informateur a conclu qu’il n’a pas eu connaissance des projets d’attentats et les pontes du bureau fédéral n’ont, semble-t-il, pas jugé utile de le questionner à propos de ses soudains troubles de la mémoire à la suite du 11-Septembre. Pis, le Joint Inquiry, qui voulait interroger Abdussattar Shaikh, s’est heurté aux refus conjoints du FBI, du département de la Justice et de la Maison Blanche.

Un « mini-sommet terroriste » sur le sol américain !

La date du 9 juin 2000 représente également un moment clé pour comprendre la faillite des services de sécurité américains et leur laxisme dès lors qu’il s’agit d’enquêter sur leurs amis du Golfe. Durant cette journée se tient un « mini-sommet terroriste », organisé dans un hôtel à proximité du consulat saoudien de Los Angeles et réunissant Nawaf al-Hazmi, Khalid al-Mihdhar et Khallad bin Attash. La présence de ce dernier sur le sol américain apparaît plus que déroutante dès lors que l’on se rappelle du contexte de l’époque et du pedigree d’Attash. La période couvrant la fin 1999 et le début 2000 est une époque au cours de laquelle les Etats-Unis sont en alerte en raison des nombreuses menaces d’Al-Qaida, qui voulait marquer les esprits en frappant pour le nouveau millénaire – un attentat à LAX a d’ailleurs été évité à la mi-décembre 1999, avec l’arrestation d’un soldat de Ben Laden.

Khallad bin Attash, quant à lui, est un membre influent d’Al-Qaida, connu des services de sécurité américains comme le cerveau présumé de l’attaque contre l’USS Cole. Il serait arrivé à LAX le même jour que les deux pirates de l’air du vol 77. Il n’aurait jamais pu rentrer sur le territoire américain sans avoir été aidé, qui plus est par un diplomate. Selon le Huffington Post, qui cite un rapport du FBI, il existait à ce moment-là « certains arrangements diplomatiques dans divers aéroports, autorisant des diplomates à rencontrer des étrangers au carrousel à bagages. » Donc avant le contrôle des douanes et des services d’immigration. « Le FBI de New York a estimé qu’il a été possible que quelqu’un du consulat saoudien de Los Angeles ait rencontré Khallad à l’aéroport avant de l’escorter à travers les douanes. » Cela expliquerait donc comment un terroriste reconnu – dont l’arrivée aux Etats-Unis aurait dû être un premier signal d’alarme – a pu rentrer incognito sur le territoire américain, grâce au blanc manteau diplomatique.

En lisant ces lignes, il est difficile de ne pas faire le lien avec Fahad al-Thumairy, dont le nom n’a cessé de revenir dans les différents documents. C’est d’ailleurs ce dernier que des rapports de la CIA et du FBI désignent comme le principal organisateur du « mini-sommet terroriste ».

Enfin, la dernière zone d’ombre connue concerne le rôle de Saleh al-Hussayen, un important religieux saoudien lié à la famille royale. La veille des attaques, le 10 septembre 2001, il séjourne dans le même hôtel que Nawaf al-Hazmi. Par la suite, alors qu’il est interrogé par le FBI, il feint une crise d’épilepsie avant d’être hospitalisé et de — toujours selon la 9/11 Commission — « quitter le pays avant que le FBI ne puisse le réinterroger. »

Pression de l’opinion publique et de l’Arabie saoudite

Mais alors, comment est-il possible qu’avec tant de « coïncidences » entourant le rôle de l’Arabie saoudite dans cette affaire, une enquête approfondie n’ait pas été réalisée et que le Joint Inquiry ait simplement conclu : « Nous n’avons trouvé aucune preuve que le gouvernement saoudien ou des officiels saoudiens aient individuellement financé Al-Qaida » ?

Comment se fait-il que l’administration Bush ait préféré ne pas dévoiler les 28 pages – qui pourraient contenir d’autres éléments à charge – et de parfois court-circuiter les enquêtes des commissions indépendantes, comme par exemple avec l’épisode de l’ « informateur » du FBI ? « Dans quelle mesure les efforts du gouvernement américain pour enquêter sur les possibles liens entre le gouvernement saoudien et les attaques du 11-Septembre ont-ils été affectés par des considérations politiques, économiques, ou autres ? », s’est légitimement demandée la 9/11 Commission. Elle attend toujours la réponse.

Les choses pourraient cependant se décanter dans un futur proche : sous la pression des proches des personnes décédées dans les attentats et de l’opinion publique américaine, le Sénat a voté à l’unanimité, le 17 mai dernier, un projet de loi permettant aux familles de victimes d’attaquer l’Arabie saoudite en justice. Le vote de la Chambre des représentants devrait avoir lieu prochainement. Le royaume du Golfe, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères Adel al-Jubeir, a d’ores et déjà menacé de vendre pas moins de 750 millions de dollars en bons du Trésor américain et d’autres avoirs détenus aux Etats-Unis, si la loi venait à être adoptée.

De nombreux membres du Congrès font le forcing pour rendre publiques les fameuses 28 pages — dont l’Arabie saoudite a toujours demandé la déclassification, affirmant ainsi pouvoir répondre aux accusations — mais, malgré l’ouverture apparente d’Obama, le doute subsiste. John Brennan, le directeur de la CIA, a récemment affirmé à la très « indépendante » chaîne de télé saoudienne Al Arabiya, que « les gens ne devraient pas les considérer (les 28 pages) comme une preuve de complicité saoudienne dans les attaques. » Le problème, c’est que même sans elles, il est difficile de ne pas se poser la question.



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