Matin vert


Matin vert
(Photo : Rebel - Flickr - cc)
(Photo : Rebel - Flickr - cc)

Avec mon ami Richard on n’aimait pas parler des choses graves, mais comme cette année-là elles se sont glissées parmi les autres un peu trop souvent, je lui ai dit que j’allais être obligé de confier mon chien à un parent à la campagne car il y avait, dans mon quartier, de plus en plus d’hommes et de femmes qui avaient traversé les mers et les frontières pour  m’expliquer, ici, en bas de chez moi, que cet animal était impur.

Les petites filles rasaient les murs, les mères faisaient un détour avec leur poussette, au début je me retournais pour voir ce qui pouvait causer tant de dédain et d’effroi, mais c’était mon chien, mon petit fox, Henri, qui leur faisait si peur.

– Il était malade ?

– Non, il était impur, ça ne s’attrape pas, il y a des gens pour qui tu es impur à la naissance, il paraît que ça ne se guérit pas.

Il faut dire que depuis deux ans, ceux du ministère de la Santé disaient que les chiens pouvaient poser un grave problème sanitaire sans révéler lequel. Comme la plupart des gens n’aiment pas faire des choses interdites et ne veulent pas avoir d’ennuis,  la situation avait évolué sans bruit. Sauf que là on vous proposait depuis peu des boulettes empoisonnées pour régler les choses vous-mêmes et cela faisait drôle, comme disait ma mère. Moi je trouvais cela surtout lugubre, j’adorais mon chien, un petit fox intelligent et attentif,  qui surveillait tous mes gestes, qui m’attendait le soir et qui gémissait quand  je prenais sa laisse pour sortir. Le poison pour le tuer était gratuit, m’avait-on dit à la pharmacie. Mais j’avais pris ma décision de l’épargner en le confiant à mon vieil oncle de Saint Etienne, et déjà je commençais à regretter de l’avoir avoué à Richard, en qui, pourtant, j’avais confiance depuis toujours.

Oui, parce que Richard avait l’air de dire que, finalement, peut-être, il existait des animaux impurs comme les hommes et là j’ai aussitôt pensé : « Hein ? Comme les hommes ? »

– Tu connais des hommes impurs à la naissance, toi ? lui ai-je demandé.

Il n’a pas entendu.

Du coup, j’ai quitté Richard un peu gêné, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que quelque chose l’empêchait de me parler comme avant, ou que c’est moi qui me taisais exprès, enfin nous faisions le tour du même obstacle sans vouloir le nommer, ni même admettre qu’il y avait un obstacle, et pourtant nous étions obligés de le contourner, c’est bien la preuve qu’il existait.

Je l’ai revu trois jours après, sans mon chien comme si j’avais déjà résolu d’éviter les problèmes, et je lui ai dit que le Journal local allait cesser de paraître. Il était un peu attristé, c’était un grand lecteur de journaux.

– Il ne se vendait plus ?

– Non, c’est à cause des chiens. Ils ont osé faire campagne contre.

– Contre les chiens?

– Non contre les gens qui les trouvent impurs Ils ont mis en doute les études scientifiques, du coup la population commençait à manifester devant les pharmacies en disant qu’elle refusait d’empoisonner les chiens, ça faisait désordre.

– Ah oui, m’a dit Richard, donc c’est allé très loin.

C’est curieux, je n’ai pas aimé ce donc.

–  A défaut du Journal local, a-t-il conclu, je me rabattrai sur les Nouvelles du coin. L’essentiel est de savoir ce qui se passe.

Pour ma part je trouvais un peu gênant que le seul journal qui reste dans la ville ne veuille pas publier d’informations sur l’empoisonnement des chiens. Mais ce qui m’a le plus gêné c’est que sa rédaction soit liée à un groupe d’édition qui avait décidé de cesser la publication des bandes dessinées où l’on voyait un chien mener la même vie que les gens, comme dans les albums de Pif de mon grand-père.

– On ne peut pas en vouloir aux éditeurs du passé, mais ça ne sert à rien d’adopter une attitude antisociale aujourd’hui, sauf si on cherche à compromettre la capacité qu’ont les gens à vivre ensemble, il y a des mots et des notions qui heurtent, ce n’est pas difficile de les éviter, ça ne coûte rien.

J’avais remarqué en effet que Richard prononçait de moins en moins souvent le mot chien, ou alors du bout des lèvres, et que partout les gens avaient cessé de dire un temps de chien, un mal de chien, comme ils avaient, naguère, cessé d’appeler « têtes de nègre » les gâteaux au chocolat. Le jour où je lui ai dit que j’avais fait un saut à Saint-Etienne chez mon oncle, il m’avait interrompu :

– C’est pas la peine de me dire pourquoi.

On était en train de regarder une finale de Coupe chez lui, on a bien ri quand même, d’autant qu’il a tenu à me présenter son chat Lulu, un chat aux yeux verts, d’un vert incroyable, un peu triste, un peu gris, un peu vert-de-gris.

Il a commencé à me vanter les mérites de cet animal parce qu’il avait les yeux verts avant de me dire que d’après ses informations, enfin celles des Nouvelles du coin, la détention d’un chat aux yeux verts était recommandée, voire subventionnée, on ne savait pas encore. Si j’en voulais un, il connaissait quelqu’un qui avait un élevage.

C’est curieux mais je me suis dit pourquoi pas, avec une espèce de soulagement. J’avais toujours adoré les animaux mais le fait d’en posséder un que personne ne juge impur, que les petites filles ne regardent pas de travers en attrapant la robe noire de leur mère dans la rue, le fait d’être finalement admis parmi la masse des gens comme il faut, qui font ce qu’il faut, qui pensent comme tout le monde, me faisait plaisir. D’ailleurs le vert était très à la mode, le vert et le noir, les couturiers s’y mettaient, les yeux verts s’allumaient sous les abribus, les filles les plus belles mettaient une capuche noire avec leurs grands yeux verts pour vous regarder à la une des magazines. Evidemment je songeais bien un peu à mon petit fox impur, jaune et blanc aux yeux marron, qui vivait à la campagne, et j’avais le cœur serré parce que je l’imaginais assis devant le portail du pavillon de mon oncle à Saint-Etienne en train de m’attendre, mais en même temps je me disais que j’avais fait le nécessaire, car la veille encore, j’avais vu des miliciens qui portaient le brassard vert s’en prendre à une vieille dame qui n’avait pas de parent à la campagne et qui lui avaient volé son chien, un caniche impur, pour le tuer.

Et puis un jour, alors que je jouais aux cartes chez Richard, deux brassards verts se sont invités pour lui prendre son chat sans un mot. On sentait bien qu’il avait envie de protester qu’il n’avait rien fait et que son chat était parfaitement en règle puisqu’il avait les yeux verts mais c’est curieux on aurait dit que la brutalité de cette descente l’obligeait à douter de lui-même et qu’il se demandait où il avait pu commettre une erreur.

Et peu à peu, en suivant les pensées que je lui prêtais, en mesurant l’espèce de respect qu’il avait montré à ces deux types qui lui avaient pris son chat, j’ai réussi à me figurer la prochaine étape de son raisonnement car elle me concernait.

La preuve, le lendemain au téléphone il était plus évasif, plus froid, comme s’il avait quelque chose à me reprocher. Et là en trouvant dans les Nouvelles du coin le récit de cette journée de rafle où une centaine de personnes avaient connu le même sort pour finir au poste, j’ai compris de quoi on allait me blâmer : j’avais envoyé mon fox impur à la campagne, et Richard allait le dire à tout le monde.

Mais en vérité même pas, il n’avait pas mentionné l’exil de mon chien devant la Milice. Non, il avait seulement admis qu’il connaissait, en ma personne, et qu’il avait donc fréquenté pendant des années, le propriétaire d’un animal impur. Où qu’il soit désormais, et même si c’était longtemps plus tôt, Richard devrait se justifier d’avoir montré tant d’indulgence pour l’impureté d’un autre, votre serviteur. Des dizaines de photos me montraient sur Internet en train de serrer mon petit fox Henri par le cou, j’allais payer pour cette imprudence comme il venait de le faire. Et à peine avais-je formulé, non sans effroi, ce qui m’attendait, qu’on frappait deux coups brefs à ma porte, non comme quelqu’un qui réclame qu’on lui ouvre, mais comme quelqu’un qui s’apprête à donner un coup d’épaule.

J’ai filé par la fenêtre. Je vous écris de chez mon oncle de Saint-Etienne où la Résistance s’organise. Mon chien Henri me regarde de toute son impureté reconnaissante. A la Libération nous défilerons ensemble sur les Champs-Elysées.



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58 ans, franc-tireur, auteur d'un éloge de l'âge à 30 ans, romancier très peu rive-gauche, vit à la montagne depuis ses premiers succès romanesques. Grand voyageur, "diplomate culturel" par nécessité (Italie), Collaborateur du Figaro, de Valeurs Actuelles et auteur de Gens de Campagnol (Flammarion, janvier 2012) qui se donnait pour ambition d'écouter la France qu'on n'entend pas

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