Quand les Etats-Unis ont annoncé que l’ancien Commissaire européen, Thierry Breton (ainsi que quatre autres personnalités européennes) serait interdit de séjour, étant accusés d’avoir exercé une forme de censure, les autorités françaises et de l’UE ont condamné ces « sanctions injustifiées ». Pourtant, l’Union européenne vient d’interdire au complotiste suisse, Jacques Baud, accusé d’avoir répandu des fake news favorables à la Russie, de circuler dans l’UE. Dans quelle mesure ces deux interdictions sont-elles comparables dans leur refus de la liberté d’expression?
Ancien officier des services secrets suisses, l’essayiste controversé Jacques Baud, qui publie des essais chez l’éditeur Max Milo sur la guerre en Ukraine, fait partie de la douzaine de personnalités considérées par le Conseil de l’Union européenne comme des « agents de déstabilisation russe en Europe ». De nationalité suisse, mais résidant à Bruxelles, Jacques Baud s’est vu signifier une interdiction de circulation dans l’Union européenne au nom d’un certain nombre de critères juridiques comme « des menaces hybrides » sur l’UE. Si le background juridique le concernant est une réalité, les sanctions qui le frappent peuvent interroger dans un contexte démocratique.
Reproches et sanctions
Dans sa décision du 15 décembre, le Conseil de l’Union européen adresse les reproches suivants à Baud :
« Jacques Baud, ancien colonel de l’armée suisse et analyste stratégique, est un invité régulier de programmes de télévision et de radio pro-russes. Il agit comme un porte-voix de la propagande pro-russe et diffuse des théories du complot, accusant par exemple l’Ukraine d’avoir orchestré sa propre invasion afin de rejoindre l’OTAN ».
« Dès lors, Jacques Baud est tenu pour responsable de la mise en œuvre ou du soutien à des actions ou des politiques imputables au gouvernement de la Fédération de Russie qui portent atteinte à la stabilité ou à la sécurité d’un pays tiers (l’Ukraine), en se livrant à des activités de manipulation et d’ingérence informationnelles ».
Et le Conseil d’imposer les sanctions suivantes à Baud comme à d’autres figurant sur une liste de personnes accusées d’être au service de la propagande russe:
« Les personnes et entités inscrites sur la liste font l’objet d’un gel de leurs avoirs, et il est interdit aux citoyens et aux entreprises de l’Union européenne de mettre des fonds, des actifs financiers ou des ressources économiques à leur disposition ».
« Les personnes physiques sont en outre frappées d’une interdiction de voyager, qui leur interdit d’entrer sur les territoires de l’Union européenne ou d’y transiter ».
A lire aussi: La Suisse va-t-elle plafonner l’immigration?
Thierry Breton versus Jacques Baud
Pour avoir lu deux des essais de Jacques Baud – L’art de la guerre russe, comment l’occident a conduit l’Ukraine à l’échec (2024) et Poutine, maître du jeu (2022) – je puis dire qu’ils sont fouillés, référencés et prêtent peu le flanc à des théories conspirationnistes. Il est vrai en revanche que Jacques Baud a déclaré au micro d’André Bercoff, notamment, qu’il ne croyait pas qu’Oussama Ben Laden soit à l’origine de l’attaque du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis – alors que le chef d’Al Qaeda a revendiqué l’attaque. Il est persuadé également – il le répète sur ses capsules Youtube vues par au moins 100.000 personnes – que les attaques chimiques en Syrie n’étaient pas le fait de Bachar-el-Assad. Il a également accusé l’Ukraine « d’avoir orchestré sa propre invasion pour rejoindre l’OTAN ».
Anti-américain et donc par voie de conséquence anti-israélien, il use, pour asseoir sa légitimité, de son ancienne appartenance au Service de renseignement stratégique suisse mais aussi de sa qualité d’ancien chargé de mission auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Goma (RDC).
A l’heure où Thierry Breton, au nom d’une vision diamétralement opposée de la liberté d’expression, est interdit de séjour aux Etats-Unis, on peut se demander si considérer Jacques Baud comme un agent russe est pertinent ou, au contraire, scandaleux dans un contexte démocratique. Car il faut souligner qu’en théorie, l’essayiste suisse a vu ses avoirs bancaires en Europe saisis et ne peut rejoindre la Suisse depuis Bruxelles – à moins d’utiliser des voies illégales comme tenter sa chance en voiture par des petites routes de montagne.Au contraire d’une des autres personnalités européennes dans l’œil du cyclone, Xavier Moreau, désormais franco-russe et qui a avoué qu’il « souhaitait la victoire de la Russie », Jacques Baud n’est pas explicitement « pro-russe ». Par ailleurs, ni l’UE ni la Belgique n’est officiellement en guerre avec la Russie.
Plan juridique versus plan démocratique
Sur le plan juridique et institutionnel, ce qui arrive à Jacques Baud est justifiable au sens où l’UE a un cadre légal explicite pour sanctionner des activités de manipulation de l’information attribuées à la Russie, et elle a formalisé une motivation.Sur le plan politique et démocratique, c’est beaucoup plus discutable, tout d’abord parce que manque à cette sanction la décision d’un juge – pénal ou civil. On apprend que le Conseil de l’Union européenne peut sanctionner apparemment sans autre forme de procès des citoyens de l’Union ou hors-Union.
A lire aussi: Ces élites éthérées qui mettent les Français en danger
En outre, la motivation publique ressemble à une qualification générale plus qu’à une démonstration. La sanction est très lourde (gel des avoirs et interdiction de mobilité dans l’UE) pour des faits qui, vus de l’extérieur, relèvent d’abord de la parole et de la publication. Enfin, l’UE prend le risque d’apparaître comme juge des « bons » et « mauvais » récits, plutôt que comme arbitre de la légalité.L’UE peut avoir de bonnes raisons de s’inquiéter d’un rôle d’amplification des « pro-Russes » mais en l’absence de reproches plus concrets, la mesure peut sembler disproportionnée et contre-productive : et elle donne à l’intéressé un statut de martyr, ce qui est le carburant classique de ce type de réseaux d’influence. L’intéressé ne manquera pas de s’arroger ce statut en utilisant toutes les voies de droit pour inverser cette décision européenne.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !


