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En attendant les barbares…

"Iphigénie en Tauride" de Gluck, à l’Opéra-Comique, les 6, 8, 10 et 12 novembre


En attendant les barbares…
© S. Brion

Une grande réussite


On se souvient qu’en mars dernier, Wajdi Mouawad triomphait à l’Opéra de Paris, avec un Pelléas et Mélisande d’anthologie, nouvelle production donnée dans la salle de la Bastille. Ce n’est donc pas sans préjugé favorable qu’on s’apprêtait à découvrir ce que (prenant la relève de la fameuse régie signée Krzysztof Warlikowski en 2006 pour le même Opéra de Paris, et dont la dernière reprise remonte à 2021) le metteur en scène, dramaturge et écrivain franco-libanais ferait, à son tour, d’Iphigénie en Tauride, chef d’œuvre absolu de la maturité tardive de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), dans cette production inédite, commande de l’Opéra – Comique pour la saison 2025.  

Parallélisme

Pari gagné haut la main, à tous points de vue.  En guise de prélude, Wajdi Mouawad choisit de raccorder cette « tragédie lyrique en quatre actes » millésimée 1779, à Iphigénie en Aulide, autre opéra du même compositeur allemand, composé quelques années plus tôt, et dont la flamboyante ouverture orchestrale, dans la fosse, s’accompagne, défilant en arrière-plan surtitré, d’un texte chargé de récapituler la teneur du mythe antique à l’intention d’un public sensément peu au fait, en 2025, de la généalogie des Atrides.

Et comme la Tauride de l’ancienne Grèce correspond géographiquement à l’actuelle Crimée, des photos en gros plan de tanks russes roulant sur ces routes immémoriales viennent rappeler que la sauvagerie des armes ensanglante la Terre de toute éternité. Au risque d’un parallélisme exagérément didactique (quoique sans parti pris lourdement appuyé), l’allusion se prolonge encore, à travers un préambule dialogué qui place les futurs protagonistes de l’opéra au sein d’une salle de musée, à Kiev. À la cimaise est accrochée une toile contemporaine vaguement figurative (on y distingue une silhouette féminine), rouge sang, perfusée de poches d’hémoglobine : dans cette saynète, Oreste et Pylade, ambassadeurs de la cause grecque, réclament sans succès à Thoas, le directeur – russe – du musée, la restitution de deux statuettes pillées à la faveur de la guerre ; Iphigénie, conservateur manifestement pris entre deux feux, fait l’aveu de son impuissance…

© S. BRION

Subtil clair-obscur

Pleinement assumé par le metteur en scène, le fil rouge constitué par ce triple prologue se matérialise enfin dans un décor unique, boîte aux parois anthracites dont les reliefs de papier froissé se révèleront peu à peu dans un subtil clair-obscur qui s’empare progressivement du plateau, dont le centre reste occupé, en guise de temple de Diane, par une sorte de Kaaba noire, promise à se marbrer toute entière du sang des victimes sacrificielles, élément d’architecture qui avance et recule tel le cœur battant d’une hémorragie sans fin qui irriguera jusqu’aux longues jupes des prêtresses, maculées de sang, tandis qu’Oreste et Pylade arborent quant à eux de sobres étoffes bleu nuit…

La saisissante beauté plastique de la scénographie, signée Emmanuel Clolus, se double de l’extraordinaire vitalité de la phalange Le Consort, ensemble parisien dédié depuis maintenant dix ans à la musique baroque. Au pupitre, le maestro Louis Langrée, à la tête de l’Opéra-Comique depuis bientôt cinq ans comme l’on sait, cèdera sa place à Théotime Langlois de Swarte pour les trois dernières représentations de cette production (les 8, 10 et 12 novembre prochains). Parions qu’à son tour le jeune chef insufflera à l’orchestre et au chœur le même souffle tour à tour sauvage et délicat, la même rutilance, la même intensité qui, d’un bout à l’autre, se retrouvait également, lors des premières représentations, dans le cast vocal de très haute tenue dont bénéficie le spectacle. A commencer par la soprano franco-algérienne Tamara Bounazou qu’on découvrait donc ici dans cette prise de rôle de la fille d’Agamemnon : articulation parfaite, superbe puissance de projection, brillance paroxystique d’une voix au métal qu’on voudrait parfois voir s’adoucir davantage dans l’onctuosité des passages pianissimo. Pour camper le matricide Oreste, le léger accent du baryton américain Theo Hoffmann ajoute au charme de son élégant vibrato (et à la séduction d’une performance de nu intégral dénouée de toute provocation), tandis que le ténor bien connu Philippe Talbot incarne Pylade avec un éclat juvénile singulièrement touchant. En Thoas, la basse -baryton imposante Jean-Fernand Setti appellera, au tomber de rideau, les ovations de la salle, unanime pour acclamer à juste titre l’impeccable réussite de ce spectacle.


Iphigénie en Tauride. Tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck.

Avec Tamara Bounazou, Theo Hoffmann, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti… Direction : Louis Langrée/ Théotime Langlois de Swarte. Mises en scène : Wajdi Mouawad. Orchestre : Le Consort. Chœur : Les éléments.

Durée : 2h30.

Opéra-Comique, Paris. Les 6, 8, 10 et 12 novembre à 20h.




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