Attentats de Paris, marche du 11 janvier : le journal d’Alain Finkielkraut


Attentats de Paris, marche du 11 janvier : le journal d’Alain Finkielkraut

charlie hebdo 11 janvier

Les attentats de Paris (11 janvier)

Élisabeth Lévy. Le 7 janvier, dix journalistes et collaborateurs de Charlie Hebdo ainsi que deux policiers qui tentaient de les protéger ont été froidement abattus à la kalachnikov. Le surlendemain, quatre juifs étaient tués dans une épicerie cachère de Vincennes. Au total, dix-sept victimes se sont fait assassiner par des fous d’Allah qui entendaient venger le Prophète. Que vous inspirent ces actes odieux ?

Alain Finkielkraut. Les Français ont été sidérés et, qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre, touchés au plus intime d’eux-mêmes par la tuerie de Charlie Hebdo. On ne lisait plus guère ce journal, mais nul n’ignorait les noms de Wolinski, de Cabu, de Bernard Maris ou de Charb. Ces figures familières peuplaient le monde commun de leurs voix, de leurs croquis, de leurs blagues et de leurs blasphèmes. Ce ne sont donc pas seulement des symboles de la liberté d’expression qui ont été fauchés au cri de « Allahou Akbar », ce sont de vieilles connaissances. Et nous en portons le deuil.

Comme beaucoup d’entre nous, les gens de Charlie étaient individualistes, hédonistes, cosmopolites, et ils ont longtemps batifolé dans la joyeuse apesanteur de la post-histoire. Depuis peu, cependant, l’ombre du tragique enveloppait leur vie et leur travail. Charb savait les risques que courait Charlie Hebdo en publiant l’image d’un Mahomet qui soupirait, la tête dans les mains : « C’est dur d’être aimé par des cons ! » En récidivant, il défiait des « cons » d’un tout autre calibre que ceux auxquels il avait précédemment eu affaire, et il acceptait d’en payer le prix : « Je n’ai pas de gosses, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. » Qu’est-ce qui fait venir une phrase pompeuse aux lèvres d’un farceur ? La découverte de l’ennemi. En bon citoyen de l’Europe post-hitlérienne, Charb était antiraciste avant toute chose, et ses dessins servaient la lutte contre les préjugés qui de l’étranger font un ennemi. Et puis, il s’est, malgré lui, rendu compte qu’on pouvait avoir des ennemis même quand on en avait décidé autrement. Car, comme l’écrit Julien Freund, « c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».

La « rue arabe » avait promis de ne pas laisser sans réponse les offenses faites au Prophète : « Europe, ton 11 Septembre va venir ! » L’engagement a été tenu.[access capability= »lire_inedits »], à la différence que, cette fois, les cibles ont été soigneusement choisies : les fous d’Allah ont tué les journalistes de Charlie parce qu’ils avaient publié des caricatures de Mahomet, des policiers parce qu’ils étaient au service d’un État engagé sur plusieurs théâtres d’opérations dans une guerre contre l’islam, et des juifs pour les punir d’être juifs. Face à ce carnage, l’horreur a été unanime. Tout le monde a dit : « Je suis Charlie. » Mais ce « je » s’est aussitôt scindé en deux camps : le parti du sursaut et le parti de « l’Autre ». À la volonté islamiste de subvertir la société française par tous les moyens, le parti du sursaut a riposté par la défense intransigeante des principes dont cette société se réclame. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, le parti de l’Autre s’est précipité, ventre à terre, sur les causes de l’événement dès que le « Allahou Akbar » des frères Kouachi a retenti à nos oreilles.  Edwy Plenel, l’un des grands orateurs de ce parti, a cité Zola : « À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. » Et il a conclu : « Ce monstre a tué douze personnes le 7 janvier 2015. » Traduction : Éric Zemmour, avec son Suicide français, Michel Houellebecq, avec son roman Soumission, et moi, avec mon Identité malheureuse, nous avons « poussé de jeunes Arabes à la faute », comme le dit un autre membre du parti, l’écrivain Laurent Chalumeau. Nous sommes les incendiaires. Nous sommes les docteurs Frankenstein de la terreur qui s’abat sur la France. Et avec nous, il y a l’ensemble des dominants. De tout crime commis par un « dominé », le parti de l’Autre remonte automatiquement au crime originel qu’a constitué la colonisation et que perpétue le traitement réservé aux immigrés par l’Europe postcoloniale. Le même raisonnement est appliqué à la nouvelle question juive. Comme l’écrivaient en 2003 Edgar Morin, Danièle Sallenave et Sami Naïr, les Israéliens « humilient », « méprisent », « persécutent », « ghettoïsent » les Palestiniens, et les institutions juives s’alignent sur les positions du gouvernement d’Israël. Résultat : l’antisémitisme se répand dans le monde arabo-musulman. Le terrorisme est certes abominable, mais c’est la faute à la France, c’est la faute aux juifs si la France et les juifs font l’objet d’une haine implacable.

Au moment même où Abdennour Bidar, intellectuel musulman, ose affirmer que les monstres islamiques naissent dans « la prison morale et sociale d’une religion dogmatique, figée, et parfois totalitaire », le parti de l’Autre verrouille la porte du pénitencier en dressant la liste nominative des offenseurs de l’islam.

 

L’esprit de la manifestation du 11 janvier (18 janvier)

La marche contre le terrorisme a rassemblé quatre millions de Français. On aura vu Clémentine Autain défiler derrière les Israéliens Netanyahou et Lieberman. Dans la foulée, l’Assemblée nationale s’est levée comme un seul homme pour acclamer le discours de guerre et de vérité de Manuel Valls, et François Hollande a parlé de la fierté d’être français. Avez-vous été frappé par l’esprit du 11 janvier ? 

Le 11 janvier 2015, la France est sortie de l’après-guerre et de ce temps d’irresponsabilité dont témoignait avec éclat l’esprit soixante-huitard. Faute d’ennemi réel, on contestait le système, on dénonçait la répression, on célébrait la transgression, la subversion, la folie même, et on se servait dans le « magasin de défroques » qu’était devenue l’histoire pour éprouver, sans frais, le frisson de la Révolution ou de la Résistance. La parenthèse enchantée se referme. On ne crie plus « CRS, SS », on applaudit les forces de l’ordre et on chante La Marseillaise. La France redécouvre qu’elle est une nation menacée, c’est-à-dire mortelle. En disant « Je suis Charlie », les marcheurs du 11 janvier défendaient le droit voltairien à la satire mais aussi cette forme particulière et si précieuse d’humour qui réside, comme dit Kundera, dans « le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude ». Gravement blessé par la kalachnikov des frères Kouachi, Philippe Lançon a trouvé la force d’écrire, dans sa chambre d’hôpital, un article sur les derniers moments de Charlie, et de rappeler « l’extraordinaire tradition de l’engueulade, qui gonfle, qui gonfle, et que dégonfle soudain une blague de Charb, de Luz, ou de Wolinski ». Consciemment ou non, ce dégonflement est inspiré par Montaigne : « C’est mettre ces conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. »

Le 11 janvier, le peuple est descendu dans la rue pour montrer son attachement à l’ironie et au scepticisme. Le peuple, mais pas les habitants des quartiers « populaires ». Ceux-là, pour la plupart, n’ont pas fait le déplacement. Les grandes marches de Paris et des autres villes de France ont été beaucoup moins bigarrées que les fêtes qui avaient suivi la victoire de l’équipe black-blanc-beur en 1998 ou l’élection de François Hollande à la présidence de la République en 2012. Et les jours d’après, les « jeunes des cités » ont justifié leur absence en affirmant, devant leurs professeurs médusés, que « les vengeurs du Prophète » étaient des héros, morts les armes à la main, ou bien, thèse de plus en plus répandue sur la Toile, que toute cette affaire était un complot de l’Amérique et d’Israël pour salir l’islam…

La modernité est cette époque de l’histoire où l’être devient transformable et malléable. Seuls les faits, jusqu’à une date récente, restaient obstinément eux-mêmes. La volonté s’emparait toujours plus avidement du monde mais elle ne pouvait pas effacer ou modifier l’advenu. Internet, notre dernière révolution technologique, a levé l’obstacle. L’actualité y est remodelée au gré des idéologies. La croyance y prend la forme du doute méthodique. La rumeur y revêt les atours royaux de la démystification. Et les maîtres sont démunis face à ce qui n’est plus l’ignorance mais un pseudo-savoir, imbu de ses trouvailles et fier de ne pas s’en laisser conter.

 

L’après-Charlie (25 janvier)

Lors de ses vœux à la presse, Manuel Valls a dénoncé la situation d’« apartheid social, territorial et ethnique » qui serait celui des quartiers dits « difficiles ». Tandis que Najat Vallaud-Belkacem annonce l’instauration d’une Journée de la laïcité à l’école, le Premier ministre entend jouer sur le levier du peuplement pour forcer la mixité sociale. Bref, à en juger par la tournure du débat public, on est en droit de se demander si l’après-Charlie ne ressemblera furieusement pas à l’avant… 

Comme le dit Pierre Manent, « le politiquement correct est la langue de gens qui tremblent à l’idée de ce qui pourrait arriver s’ils arrêtaient de se mentir ».

Sous le choc des tueries de Charlie Hebdo et du magasin Hyper Cacher de Vincennes, la France a semblé sortir du pieux mensonge où l’avait maintenue la peur de faire le jeu du Front national et de stigmatiser ceux qui, du fait de leur origine ethnique, sont les plus durement frappés par le chômage, la pauvreté, les conditions d’habitat dégradées, et qui doivent subir, par surcroît, des attaques xénophobes. La télévision a découvert le rapport Obin sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, qui avait été enfoui lors de sa parution, en 2004, parce qu’on ne voulait surtout pas savoir que « dans certains quartiers, les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs proposent, qui doit être d’abord objet de suspicion, comme ce qu’ils trouvent à la cantine dans leur assiette » ; et qu’ils sont engagés à « trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses de halal (autorisé) et haram (interdit) ».

Alors que les professeurs intraitables étaient constamment désavoués par une institution soucieuse avant tout de ne pas faire de vagues, le gouvernement a décidé de prendre désormais le rhinocéros de l’incivilité par les cornes. La sévérité est donc de mise, les professeurs sont invités à ne rien laisser passer. La laïcité, qu’il convenait jusqu’à hier d’assouplir, retrouve aujourd’hui son tranchant.

On pourrait se féliciter de ce tardif réveil, si le Premier ministre n’avait pas choisi le mot d’apartheid pour qualifier la situation de certains territoires. Sans vouloir, bien sûr, comparer terme à terme la France de maintenant à l’Afrique du Sud de l’avant-Mandela, Manuel Valls a entonné, à son tour, la comptine rousseauiste du « coupable mais pas responsable ». Après avoir incarné le parti du sursaut, il validait, dans la foulée du mot apartheid, l’argumentaire du parti de l’Autre : la criminalité, les trafics, la radicalisation islamiste, tout cela s’explique par la ségrégation et l’absence d’une vraie politique de la ville. Or, non seulement les habitants des « quartiers sensibles » bénéficient de tous les attributs de la citoyenneté républicaine et de la citoyenneté sociale, mais ils ont été l’objet d’une sollicitude ininterrompue depuis le début des années 1980. Avec la création des ZEP (zones d’éducation prioritaire) et des ZUS (zones urbaines sensibles), on peut même parler à leur propos de discrimination positive. S’il y a des lieux à l’abandon aujourd’hui, ils se trouvent dans la France rurale ou dans la province profonde. Quarante milliards d’euros ont été dépensés pour la rénovation des banlieues, et le gouvernement promet de continuer dans le même sens avec la ténacité et les moyens que les événements imposent. Il a choisi, en effet, d’écouter les sociologues.

L’anthropologie nous a appris que toute expérience humaine est structurée par une culture, c’est-à-dire par une expérience humaine du monde. De cette réalité et des conflits qui peuvent en découler, la sociologie contemporaine ne veut rien entendre. Cette discipline postule que la question sociale est, en dernière analyse, une question économique, et ses enquêtes ne servent jamais qu’à ratifier cet a priori. La dimension culturelle des phénomènes est pour la majorité des sociologues un effet secondaire de l’inégalité.

Avec le politiquement correct, Bourdieu bâillonne Lévi-Strauss, la sociologie censure le savoir de l’anthropologie et les nouveaux historiens parachèvent son œuvre. Interrogé et intronisé par Le Monde, Gérard Noiriel, l’auteur du Creuset français, homologue le concept d’apartheid, et il assimile la question de savoir si la religion musulmane peut être un obstacle à l’intégration aux « discours antisémites qui affirmaient sans cesse que les juifs ne s’étaient jamais intégrés à la nation française et qui ont abouti aux lois raciales de Vichy ». Ainsi, l’antisémitisme français est-il mobilisé pour frapper d’inexistence l’antisémitisme et la francophobie islamistes d’aujourd’hui.

J’ai cru, au soir, du 11 janvier 2015, que c’en était fini de la tartufferie humanitaire et de son « cachez ce présent que je ne saurais voir ». Faux espoir : les tartuffes sont invincibles. Et les premières victimes de ces dissimulateurs sont ceux-là même qu’ils victimisent en répétant ad nauseam que leur destin est scellé par une société injuste et hostile. Ce dont les enfants d’immigrés ont impérativement besoin, c’est de se prendre en main au lieu de s’installer dans le ressentiment dès leur plus jeune âge. Il faut cesser de leur fournir complaisamment des boucs émissaires. Et il faut aussi suivre la recommandation d’Abdennour Bidar en aidant l’islam à saisir ce moment historique pour se remettre lui-même en question. La culture d’origine peut être une ressource. Mais pourquoi devrait-elle rester une prison ?[/access]

*Photo : Michal Dolezal/AP/SIPA. AP21679273_000005.

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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