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Résister par la joie de devenir soi — Scènes d’un été israélien

Tel Aviv : cafés, plages, et la guerre en toile de fond


Résister par la joie de devenir soi — Scènes d’un été israélien
À Tel Aviv, des manifestants bloquent la route et réclament la fin de la guerre à Gaza et le retour des otages, 26 août 2025, Israël © Ilia Yefimovich/DPA/SIPA

À Tel Aviv, le vivre-ensemble malgré tout


Assise en terrasse de café à Tel-Aviv, quelques heures avant une grande manifestation à l’initiative des familles d’otages, je surprends la discussion d’un père et de son fils. La conversation est vive, le ton monte. L’oreille indiscrète, je comprends que le fils est réserviste et qu’il s’apprête à retourner à Gaza dans quelques jours pour une opération d’envergure. D’une voix presque détachée — celle des êtres las, qui ont perdu la force de se mettre en colère après près de deux ans de combats et de tension — il soutient, face à son père, lui-même ancien combattant, que la stratégie actuelle n’est pas la bonne. Selon lui, il faut sortir de Gaza pour récupérer nos otages, puis, à l’avenir, se contenter d’interventions courtes, ciblées, ponctuelles. Il argumente, il faut s’extraire au plus vite de cette nasse dans laquelle le pays tout entier s’enlise et se perd. J’écoute moins le fils que je n’observe le père : son regard dans le vide, il répète en boucle : « Tous les sacrifices que nous avons faits ne peuvent pas simplement aboutir à cette issue-là. »

Quelques heures plus tard, je retrouve un ami israélien au visage fatigué. La veille, me dit-il, il s’est imposé de regarder quarante longues minutes d’images des massacres du 7-Octobre. Je suis choquée. J’essaie de bloquer les pensées et les images mentales qui pourraient me venir, moi qui ai choisi de ne pas visionner ces scènes. Aussi discutable que cela puisse paraitre, j’ai pris le parti de me préserver autant que possible des images difficiles. Mon silence suffit à l’interroger. « Je l’ai fait pour me rappeler qui nous avons en face. Il est important de ne jamais oublier contre qui nous menons cette guerre. L’Europe a basculé, gangrenée de l’intérieur, son opinion publique et politique retournée en quelques mois ; eux ont pris la liberté d’oublier la barbarie. Mais nous, Israéliens, avons le devoir moral de regarder lucidement qui sont nos ennemis pour les combattre en conséquence. »

En l’espace de quelques heures, deux conclusions radicalement opposées me sont données. En l’espace de quelques heures, je me confronte, comme c’est souvent le cas en Israël, à des récits de plus en plus enracinés et qui, à la longue, deviennent incompatibles. Ces récits, issus des « bulles sociales », elles-mêmes constituées bien avant les massacres, sont devenus si opposés que je me mets à douter s’ils décrivent la même réalité. Le prisme à travers lequel l’individu perçoit le monde m’apparait de plus en plus nettement.

Où puiser la force de continuer à vivre, quand le pays est isolé sur la scène internationale, que la haine antijuive repointe son visage, et qu’à l’intérieur, le peuple est si divisé ?

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La réponse ne se trouve ni sur les réseaux sociaux, ni dans les médias. Elle se cueille en se promenant dans le pays. Où que l’on aille, les pelouses sont bondées par les concerts en plein air, les plages résonnent du matin au soir des jeux de balles et des cris d’enfants, les cafés ne désemplissent pas. Dans cet élan de vie, le peuple répond à sa manière, en s’efforçant, de toutes ses forces, de vivre intensément le moment présent.

Comme un fait exprès, les conseils prophétiques de Gilles Deleuze adressés à ses élèves en 1987 apparaissent sur mon écran au petit matin : « Quelle que soit l’abomination du monde, il y a quelque chose qu’on ne pourra pas vous retirer et par quoi vous êtes invincibles. Ce n’est surtout pas votre égoïsme, ce n’est pas votre petit plaisir d’être “moi”. C’est quelque chose de bien plus grandiose : la joie du devenir soi. Faites en sorte que cette joie grandisse, qu’elle devienne la joie d’un nombre toujours plus grand. Cela veut dire trouver en soi la force de résister à tout ce qui est abominable. »

Cette joie d’être soi, que certains occidentaux vont chercher désormais dans la méditation ou l’éloignement du monde, les Israéliens la puisent au contraire dans celle d’être ensemble, de cultiver la joie, de se l’imposer même quand elle risque de leur faire défaut. En Israël, l’épanouissement personnel ne se conçoit et ne se réalise qu’à travers la participation au destin collectif. Ici, le vivre ensemble n’est pas un slogan, c’est une réalité, et ce, en dépit des fractures profondes et des blessures qui parcourent la société.

Peut-être est-ce là le vrai visage d’Israël : une terre où, malgré l’abomination qui nous hante et les narratifs qui s’entrechoquent, la joie d’être soi continue de s’inventer, de circuler, de se partager — comme un pied de nez à la pulsion de mort qui s’est emparée du monde.



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Nathalie Ohana est coach, conférencière et auteure

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