La « Grande muette » a une concurrente : la cité léonine. Le Vatican, ce vase clos de quelque 44 hectares enclavé dans la Ville éternelle, est un peu ce que « la grande muette » est à l’Hexagone : une « petite muette » de 300 soldats du Christ, en somme – mâles pour l’essentiel. Ce contingent en soutane forme ce qu’il est convenu d’appeler la Curie romaine. « Cette administration, organisée par ministères, que l’on nomme ici des ‘’dicastères’’, est le nœud de la centralisation romaine de l’Eglise catholique, structure pyramidale s’il en est ». A cœur de ce microcosme affublé du sobriquet de « La Machine », Louis Besmond de Senneville a passé quatre ans de sa vie, comme envoyé spécial permanant pour le journal La Croix, dont il est devenu, à son retour en France, rédacteur en chef adjoint.

Vatican secret témoigne de ce long séjour ; le livre se lit avec gourmandise. Il n’a rien d’un dithyrambe sur l’institution, c’est le moins qu’on puisse dire, ni d’un panégyrique sur la papauté. De ce « village mondial » qui ignore superbement l’anglais comme langue diplomatique, mais où l’italien a remplacé le latin dans les échanges au quotidien, le journaliste décrit sans complaisance les us et coutumes.
Communication verrouillée
« Colosse aux pieds d’argile », la cité léonine administre 400 000 prêtres répartis sur cinq continents, près d’un milliard et demi de catholiques à la louche sur la planète, ce avec des effectifs sans commune mesure avec le Quai d’Orsay ou le Département d’Etat américain (sous la férule de la maire Hidalgo, La Mairie de Paris, par exemple, ne compte pas moins de 52 000 salariés !) : « La ‘’Terzia loggia’’, telle que l’on surnomme cette partie du Palais apostolique, abrite l’une des diplomaties les plus fascinantes et les mieux informées du monde : la diplomatie pontificale. Le plus petit Etat du monde entretient des relations diplomatiques avec 188 Etats ». Au Vatican, le souverain pontife est roi absolu dans sa demeure, le conclave ne l’ayant élu, comme chacun sait, que sous l’inspiration de l’Esprit Saint : dès lors sa parole est infaillible. « Dans la Curie romaine, chaque responsable est le maillon d’une chaîne qui […] mène au pape. Ainsi, s’exposer, c’est directement menacer le souverain. Le monarque est donc protégé par plusieurs cercles concentriques ».
De là que le palais est le lieu du secret, de la rumeur, du non-dit… Jamais l’on ne reçoit dans un bureau une personnalité extérieure, mais toujours dehors, « dans un restaurant ou un café, à une distance calculée du Vatican », autant que possible à l’abri des regards indiscrets, et bien sûr… : « l’entretien n’a jamais eu lieu […] Nous nierons vous avoir reçu » en est la conclusion habituelle. Car « l’évitement de rendez-vous avec les journalistes est un sport national ». Et si par miracle l’intrus parvient à pénétrer dans le saint des saints c’est en abandonnant d’abord son portable à un panier d’osier semblable à ceux qui, à la messe, servent pour la quête. « Ordre du pape », vous intime l’huissier. Reste que « ce verrouillage de la communication produit en réalité un effet inverse à celui recherché ». Ainsi « le Vatican est sans doute la grande muette la plus bavarde qu’on puisse imaginer », observe Besmond de Senneville.
Au Vatican, « le recrutement relève d’un savant mélange de cooptation et de compétences », nous apprend-il également. Ce qui explique en partie que dans cette minuscule organisation, rivalités feutrées, haines sourdes, froides vengeances longuement ourdies se disputent le terrain : « entre la Curie et le pape, la défiance est quotidienne ». D’autant que « le pape argentin, lui, a complètement changé de modèle », par rapport à son prédécesseur Benoît XVI, « pape émérite » reclus depuis des années au monastère Mater Ecclesiae, dans l’enceinte vaticane, et qui ne s’éteindra que le 31 décembre 2022, âgé de 95 ans. Et l’auteur de décrire « le grand rêve chinois du pape François », lequel, obsédé par ce qu’il appelle « les périphéries du monde », boude ostensiblement la Vieille Europe (à part la Corse), aime à voyager loin de l’Occident, et se met à dos les franches les plus conservatrices du Saint-Siège par ses positions radicalement opposées à celles de Benoît XVI sur bien des registres (entre autres la place des femmes dans l’institution).
L’ouvrage détaille avec malice les conditions de voyage de la suite du pape dans un de ces appareils commerciaux privatisés (car il n’y a pas de Falcone papal) pour ces échappées dans les pays à priori improbables, à première vue, « comme le Soudan du Sud, le Kazakhstan ou la Mongolie, mais aussi dans des lieux hautement symboliques, comme le camp de migrants de Lesbos, en Grèce »… Derrière le siège 1C occupé par sa Sainteté, la Première de l’avion porte la garde rapprochée – quelques cardinaux, des conseillers ; puis le jésuite Antonio Spadaro, avec qui François élabore ses périples, des ministres ; et, tout au fond, les journalistes – qui payent « la classe éco au prix du business » pour le privilège d’être passager sur le jet pontifical.
Scandales et rumeurs
Les dernières pages du livre dressent un portait édifiant des coulisses de « la Machine », la misogynie ordinaire qui y règne, les ragots sur l’homosexualité supposée de tel ou tel prélat (sans compter celle, assez banalement répandue, du bas- clergé)… Mais surtout, les scandales financiers qui émaillent le fonctionnement de cette bureaucratie opaque gérant ce palais où « il y a de l’or partout mais de l’argent nulle part », comme il se dit du Quai d’Orsay. L’Etat pontifical croulant sous l’immobilier, la Banque du Vatican est le terreau de tous les fantasmes, mais aussi de banqueroutes bien réelles comme celle qui fit perdre 250 millions de dollars à la Cité léonine dans une affaire noyautée par la mafia et provoqua le meurtre, déguisé en suicide, de Roberto Calvi, celui qu’on surnommait « le banquier de Dieu ». Quarante ans plus tard, une escroquerie sur une opération immobilière, à Londres, remet le Vatican dans le prétoire. C’est aussi à l’IOR (La banque du Vatican) que « les évêques les plus menacés au monde abritent le compte en banque de leurs Eglises, évitant ainsi la confiscation de leur argent par les pouvoirs autoritaires ». Opacité rime avec sécurité.
François décide de nettoyer les écuries d’Augias ; mal lui en prend. En 2014, il appelle au Vatican le cardinal australien Georges Pell, 71 ans. Accusé d’agressions sexuelles sur deux de ses enfants de chœur, Pell est incarcéré deux ans durant, mais relaxé en appel. Persona non grata en Australie, le prélat demande asile au Saint-Siège. Mais François va bientôt trouver en lui son pire ennemi. « Signées par un mystérieux et anonyme ‘’Demos’’, « un texte impitoyable » […] très sévère critique du pontificat en cours, a commencé à circuler dans la petite bulle vaticane ». Pell trépasse à peu de temps de là, le 13 janvier 2023. Le camp conservateur est-il en train de se structurer ? Quelques mois plus tard, un rassemblement de hauts responsables catholiques est organisé en toute discrétion… à Prague ! Ce « synode », descendu à l’hôtel Le Mozart, serait s’il faut en croire Besmond de Senneville, financé « par un important think thank conservateur américain », l’Action Institute, « association texane particulièrement attachée aux thèmes familiaux »… Séminaire sans publicité cela va sans dire, mais si « la guerre se mène dans les alcôves », l’élection de Léon XIV, premier pape américain de l’Histoire, le 8 mai dernier (supposé le pontife de la réconciliation dixit les médias spécialisés), n’aurait-il pas quelque chose à voir avec ce week-end sur les rives de la Vltava ?…
À cette supputation le livre n’apporte aucun élément de réponse, – et pour cause : ni Loup Besmond de Senneville, ni son éditeur ne pouvaient évidemment anticiper le décès soudain de François, le 8 mai dernier : Vatican secret sortait la veille même en librairie, le 7 – pas de chance ! Les voies du Seigneur étant impénétrables, cette plongée dans les entrailles du Saint-Siège nous cèle donc tout de l’après-François, et a fortiori du pontife yankee Léon XIV. Toutefois, la divine Providence ne nous privera pas de lire cette bible savoureusement iconoclaste.
A lire : Vatican secret, quatre années au cœur du plus petit Etat du monde, de Loup Besmond de Senneville. 234p., Stock, 2025




