L’impérialisme russe existe, l’Ukraine l’a rencontré


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Causeur est, on le sait, un journal pluraliste, où des gaullistes historiques et des communistes maintenus coexistent dans la bonne humeur avec des économistes libéraux, voire libertariens,  et où des catholiques (modérément) conservateurs, dont le style doit au moins autant à Chesterton qu’à Bernanos, côtoient des philosophes foncièrement agnostiques et des esthètes fidèles à la tradition française du libertinage littéraire. On voit bien ce qui réunit négativement  tous ces bons esprits : une inquiétude de bon aloi devant les dérives d’une  modernité tout à la fois « festive » et acariâtre, dont les thuriféraires  voient la « réaction » à l’œuvre chez tous ceux qui, sans  récuser le régime démocratique, ont le malheur de s’interroger sur la dynamique récente des sociétés démocratiques.  Peut-on imaginer des liens plus forts, qui fassent de Causeur quelque chose comme l’organe d’un courant politique en formation ? Je ne le crois ni ne le souhaite, mais je me suis récemment posé la question, devant la manière dont la récente crise ukrainienne a été traitée dans le journal et, plus encore, sur le site internet de Causeur. À ceux qui demandaient ce qui, dans l’Action française, pouvait réunir d’anciens bonapartistes ou des rescapés de l’aventure boulangiste à des royalistes eux-mêmes écartelés entre les héritages orléaniste et légitimiste, Charles Maurras a fait un jour une réponse frappante  : « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité. »  L’amour de la Russie (et de Vladimir Poutine) sera-t-il la « Providence » qui soudera les collaborateurs et les lecteurs de Causeur ? Je me suis posé la question, mais il me semble pour le moins prématuré d’y répondre positivement et c’est pour cela que je me permets de présenter ici quelques réflexions d’un observateur qui, pour être un ami de l’Ukraine, n’est peut-être pas pour autant le reflet naïf du « lyrisme béat que propagent les médias » (Jean-François Colosimo).  Je partirai des simples faits, et des prétendues révélations que l’on oppose aux médias « dominants », avant d’avancer quelques hypothèses sur le sens de la politique de Poutine, et sur la nature de ses soutiens.[access capability= »lire_inedits »]

La posture adoptée par beaucoup des rédacteurs de Causeur a été celle de l’esprit fort, qui ne s’en laisse pas conter et qui met en lumière des faits troublants passés sous silence ou du moins minimisés par une presse naïvement intéressée. En résumé, on nous apprend, dans un style qui évoque à la fois Médiapart et le réseau Voltaire,  que la révolution démocratique de Kiev n’a été qu’un vulgaire « coup d’Etat », dominé ou du moins manipulé par une extrême droite néo-fasciste et peut-être même nazie, héritière d’une longue et peut-être  vivante tradition d’antisémitisme, et dont l’influence se traduirait par de menaces terribles pour toutes les « minorités » ukrainiennes.  Tous ne vont pas jusqu’à faire de Vladimir Poutine le seul homme d’Etat démocrate dans le monde d’aujourd’hui  (Olivier Berruyer)[1. Jérôme Leroy voit quant à lui en Poutine, l’héritier du Roi-Soleil tel que le voyait Voltaire. Il est vrai que l’auteur de l’admirable Siècle de Louis XIV est aussi celui d’une plus contestable Histoire du règne de Pierre le Grand, qui est une des sources principales de la russophilie française. Sensible au froid, Voltaire fut fort heureux que la Grande Catherine lui ait offert de « belles pelisses » et il poussa la reconnaissance jusqu’à applaudir au partage de  la Pologne, où l’aide fraternelle de la Russie venait, déjà, protéger la liberté de conscience. …],  mais tous sont inquiets devant les imperfections de la jeune démocratie ukrainienne.

Commençons par l’accusation la plus grave – ou la plus « hénaurme » : celle de fascisme ou de nazisme et d’antisémitisme.  Il  y a bien en Ukraine, une droite radicale (Svoboda) et même une extrême droite (Pravyi Sektor), dont l’influence est directement proportionnelle à l’agressivité de la Russie et de ses soutiens ukrainiens. Svoboda a eu 10% aux élections législatives de 2012, son score le plus élevé et à l’évidence provisoire, et de bons spécialistes comme le politologue  Riabtchouk pensent qu’il a été soutenu à son lancement par Yanukovitch pour affaiblir et diviser l’opposition dans l’ouest du pays. Ces mouvements ont joué un rôle réel à partir du moment où les manifestations de Maidan ont pris un tour plus violent en réponse à la brutalité déployée par Yanukovitch, mais ils coexistaient alors avec d’autres organisations, y compris celles de jeunes militants juifs qu’il est difficile de tenir pour nazis. Quant à l’accusation d’ « antisémitisme », elle ne repose sur à peu près rien, sinon sur une vision largement reconstruite de l’histoire de l’Ukraine. Il y a beaucoup moins d’incidents antisémites en Ukraine que dans de vieilles démocraties comme la France ou la Belgique, et le dernier en date s’est produit le 18 avril à Donetsk, en pleine agitation prorusse ; de nombreux responsables juifs ukrainiens ont protesté contre ces accusations (voir par exemple), qui jouent un rôle central dans la propagande extérieure de la Russie, dont la politique à l’égard des Juifs russes est  d’ailleurs loin d’être irréprochable.

Maidan a-t-il débouché sur un « coup d’Etat », marqué par la destitution du « Président légitimement élu » Yanukovich sous la pression de la rue ?  Il y a eu à Kiev une dynamique révolutionnaire, qui ne devrait pas surprendre les nostalgiques du « trésor perdu des révolutions modernes » (Hannah Arendt), et celle-ci a comme souvent débouché sur des formes de démocratie directe qui entraient en tension avec la logique de la représentation ; mais les droits des représentants ont été finalement respectés, et la révolution, qui défendait avant tout l’autonomie et la pluralité interne de la société civile, a très rapidement débouché sur le rétablissement d’une légalité mise à mal par la brutalité de gouvernants discrédités, avec pour perspective de nouvelles élections générales qui sont aujourd’hui compromises par l’action de la Russie. Cette révolution fut une révolution authentiquement nationale mais elle ne peut en aucun cas être réduite à un mouvement ethnique néo-ruthène : de nombreux acteurs de Maidan n’étaient pas des « Ukrainiens de souche » (le premier martyr de Maidan fut un jeune Arménien), les russophones ne sont pas tous, loin de là, désireux d’abandonner  la citoyenneté ukrainienne pour redevenir sujets de l’Empire russe[2. Aux dernières nouvelles, les Ukrainiens de l’est, bien que remontés contre le pouvoir de Kiev ne sont « rattachistes » qu’à une petite minorité (27,5% à Donetsk, 15,4% pour l’ensemble du Sud-est, contre 69,7% d’opinion contre).] et la diversité des « activistes de Maidan », dont se moque Jean-François Colosimo témoigne à elle seule que l’enjeu n’est pas seulement de défendre un Etat-Nation fragile, mais de créer les conditions d’une démocratie pluraliste.  L’erreur la plus grave, qui, fut d’ailleurs corrigée presque immédiatement, a été de revenir sur une législation récente non pas pour « interdire la langue russe » ( ?!) mais pour revenir au statu quo ante (plurilinguisme officiellement reconnu mais avec une langue nationale). Il faut redire que l’Ukraine est un pays bilingue partout, même à Lviv et à Maidan, et que le projet d’un statut paritaire du russe et de l’ukrainien est de plus en plus évoqué par les dirigeants ukrainiens. S’il y a un problème linguistico-culturel en Ukraine, c’est plutôt celui de l’hégémonisme russe à l’est, en particulier dans les médias, et dans les politiques scolaires de Yanukovitch visant à imposer la version stalinienne de la Grande guerre patriotique dans les écoles, les commémorations, etc., comme c’est le cas en Russie.

Pour Jean-François Colosimo, la politique actuelle de Poutine marque que, pour la première fois dans son histoire, la Russie s’en tiendrait à une stricte politique « nationale ». Cette idée est pour le moins curieuse, à moins que l’on ne considère le pangermanisme de la fin du XIXe siècle comme l’expression classique de l’idée nationale. Que dit en effet Poutine ? Il se présente comme le défenseur légitime de tous les russophones du monde, rebaptisés « Russes » pour la circonstance, et il revendique de ce fait un droit d’intervention illimité, sans mandat international, dans tous les pays où une partie de la population parle russe et demande l’aide du grand frère russe, ce qui ouvre la voie de l’ « aide fraternelle » à la quasi-totalité des territoires de l’ancienne Urss, à commencer par les Etats baltes. Il tient pour nul et non avenu le tracé des frontières issu des conflits du XXe siècle, pour organiser des plébiscites afin d’imposer la sécession des zones majoritairement russophones et même pour les annexer à une Fédération russe dont les frontières sont de plus en plus incertaines ; il crée ainsi des  précédents dangereux  dans des Etats qui ont cédé après l’une ou l’autre des deux guerres mondiales des territoires dont le caractère national roumain, russe ou polonais n’est pas moins contestable que l’appartenance à l’Ukraine d’une Crimée qui n’est d’ailleurs devenue « russe » qu’au détriment de ses premiers occupants Tatars. Sans nullement verser dans la reductio ad Hitlerum, on ne peut s’empêcher de remarquer que, du strict  point de vue des relations internationales, l’actuelle politique russe évoque irrésistiblement le style de la diplomatie du IIIe Reich dans la période où celui-ci se présentait comme le défenseur des intérêts fondamentaux d’une Allemagne spoliée et « humiliée » par le Traité de Versailles.  Les « Russes » d’Ukraine, après ceux d’Ossétie et d’Abkhazie, sont les nouveaux Sudètes dont les « droits » sont le prétexte au démantèlement d’un Etat souverain et l’accès à la Mer noire par la Crimée (que l’Ukraine n’a jamais remis en cause) a quelque chose du « corridor de Dantzig » qui permettait de dénoncer l’agressivité polonaise.

Pour les apologètes de la Sainte Russie, tout le mal est venu de l’Occident, qui a multiplié les marques de défiance à l’égard d’une nation qui ne rêvait que de s’intégrer pacifiquement à l’ordre international et qui se sent « menacée » et « encerclée » par l’élargissement de l’OTAN jusqu’à ses portes.  On peut sans doute rêver d’un monde possible où, après la guerre froide, des relations meilleures auraient pu s’établir entre l’Occident et l’ancienne Union soviétique, mais on voit mal en quoi consiste l’agressivité d’un Occident où un prétendu faucon comme Brzezinski espère faute de mieux la finlandisation de l’Ukraine,  où l’Union européenne ne sait toujours pas ce qu’elle est, et où la Russie dispose de puissants relais en France et, plus encore, en Allemagne. Mais on peut aussi changer de paradigme interprétatif, et voir dans la politique russe un projet qui va très au-delà d’une simple ambition nationale. Ce projet imite certaines réalisations occidentales : l’Eurasie se présente comme un double de l’Union européenne ; mais il repose aussi  sur le renversement méthodique des valeurs occidentales d’aujourd’hui (individualistes, « cosmopolites » ou mondialistes) au bénéfice d’une nouvelle révolution conservatrice, dirigée à la fois contre la menace islamique, contre la décadence des mœurs et contre la finance internationale. L’expression la plus accomplie de ce rêve se trouve dans l’œuvre d’Alexandre Douguine, prophète d’une « quatrième théorie politique » qui, sous la direction prophétique de la Russie, se substituerait  aux anciennes théories issues du rationalisme occidental (libéralisme, fascisme, communisme) mais il n’est pas difficile d’en trouver des formulations moins sophistiquées dans tout ce qui s’écrit en Russie et ailleurs, et que La voix de la Russie offre bénévolement aux citoyens français. La version dure de cette idéologie est diffusée en France et en Belgique par Alain Soral et ses partisans, qui ne passent pas  pour des amis de Causeur, mais on en trouve des versions plus faciles ou plus soft, largement répandues par exemple dans les milieux catholique conservateurs, où beaucoup d’honnêtes gens admirent sincèrement M. Poutine, qui a remis les homosexuels à leur place, défend les Chrétiens d’Orient en Syrie et déplore les effets de l’immigration en France. Parallèlement, la Russie de Poutine, qui dénonce les « fascistes » de Maidan, entretient les meilleurs rapports avec presque tous les mouvements d’extrême droite européen, des plus modérés comme le FN français aux plus radicaux comme le Jobbik hongrois mais elle a aussi des amis dans de larges courants de la droite classique (notamment en France) sans parler des rescapés de l’anti-impérialisme d’extrême gauche. Comme dans les années trente, tout cela s’enracine dans de vraies difficultés de la démocratie libérale, dont les défenseurs ne sont pas toujours convaincants, et c’est ce qui explique sans doute pourquoi certains de nos amis se disent que, finalement, il vaut mieux avoir  tort avec Marine Le Pen que raison avec Bernard-Henri Lévy. Cette attitude me paraît néanmoins bien légère, et il me semble pour finir que l’action de la Russie de Poutine va contre tout ce que la plupart d’entre nous aimons : elle flatte  le nationalisme  français pour affaiblir la solidarité des Européens, et elle  exalte le Sonderweg allemand contre l’Occident mais elle soutient aussi tous les mouvements pseudo-régionalistes qui minent les vieux Etats-Nations. Elle ne feint de défendre l’héritage occidental que pour promouvoir une « Eurasie » fondamentalement autoritaire, qui ne ressemble en rien à ce que désirent,  sans doute, mes amis de Causeur.[/access]

*Photo: EAST NEWS/SIPA.00676699_000063.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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