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Guerre russo-ukrainienne: le char seul ne gagne pas la guerre

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely


Guerre russo-ukrainienne: le char seul ne gagne pas la guerre
Un soldat ukrainien dans le Donbass, 15 janvier 2023 © SOPA Images/SIPA

Les Ukrainiens s’équipent de chars Leopard de fabrication allemande, technologiquement supérieurs aux tanks russes qu’ils vont rencontrer sur le champ de bataille. Mais dans l’orchestre militaire le char ne joue pas tout seul.


Depuis quelques semaines, la couverture médiatique de la guerre en Ukraine met le char au centre de l’attention. Engin prioritaire dans la liste de courses et la communication ukrainiennes, place d’ailleurs que le char a ravie à la fin de l’année précédente aux systèmes sols airs Patriot et autres, il fait que le débat public s’est focalisé sur l’objet « MBT » (main battle tank ; char de combat) comme s’il s’agissait d’une voiture ou d’une moto.

Performances, modèles, prix, les éléments mis en avant n’ont pas permis d’aborder la seule question qui compte : quelle influence pourraient avoir les chars occidentaux (américains, allemands et français) sur les champs de batailles ukrainiens et plus encore sur l’évolution de la guerre ?

Il est intéressant d’apporter à ce débat quelques contributions du côté russe, notamment celle de Ruslan Pukhov. Pukhov a eu droit à son quart d’heure de gloire en octobre dernier quand, lors d’une interview en direct sur la chaine RBK TV, il a dit que « les munitions de rôdeurs russes [les drones, ndlr] utilisées par la Russie sont d’origine iranienne », ajoutant que « nous savons tous qu’elles sont iraniennes, mais les autorités ne le reconnaissent pas ». Directeur du Centre d’analyse des stratégies et des technologies (CAST) basé à Moscou, membre du Conseil public du ministère russe de la Défense, ancien DG de l’Union des armuriers russes qui représente les fabricants russes d’armes légères, Pukhov n’est pas un dissident et jouit à la fois d’une légitimité et d’une certaine liberté de parole, privilège de ceux dont la fidélité au pouvoir n’est pas en question, à condition, bien sûr, de ne pas exagérer. Ce qu’il écrit est donc important pour ceux qui souhaitent comprendre le point de vue russe.

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Dans une interview accordée au quotidien Moskovski Komsomolets, Pukhov affirme que la livraison de chars Abrams à l’Ukraine pourrait aggraver sérieusement la situation des forces russes. Selon lui, même les variantes d’exportation (Abrams est un nom de famille) du char américain sont nettement meilleures que les chars russes en service ou en production de série (c’est-à-dire en dehors du T-90M, qui n’est pas en production en série). Les chars russes déployés en Ukraine, continue Pukhov, utilisent des munitions de l’ère soviétique, suffisantes, à courte distance, contre les chars T-64, T-72 et T-80 [au service de l’armée ukrainienne], mais le problème est que les chars des pays de l’OTAN pourraient les atteindre à distance et les mettre en grande difficulté. Il ajoute que la Russie manque d’un ATGM (anti-tank guided missile) de 3ème génération comme le Javelin américain au service de l’armée ukrainienne. Les forces russes n’ont pas assez des Kornet, l’ATGM russe le plus moderne, et doivent se débrouiller avec des systèmes anciens comme le Konkur et le Fagot, de qualité très inférieure. En conclusion, il note qu’il est peu probable que 30-50 chars changent radicalement la situation, mais qu’en revanche 200-300 pourraient constituer un facteur opérationnel important. La solution, à ses yeux, est la fabrication rapide de systèmes antichars en Russie et leur déploiement.

A cette analyse il faut rajouter une dimension. Comme nous avons pu le constater pendant la campagne de France en 1940 ainsi que pendant l’offensive russe au nord de l’Ukraine, ce n’est pas le char en tant que tel qui fait la différence mais la manière dont il est utilisé. C’est le combat combiné ou interarmes qui permet aux qualités techniques du char de s’exprimer pleinement. Sans logistique, le char ne va pas loin et surtout ne revient pas. Sans défense antiaérienne et le soutien de l’aviation, le char et ses échelons logistiques sont vulnérables. Sans artillerie et sans fantassins, le char est une proie facile pour les missiles antichar et l’artillerie ennemis. En mars 2022 c’est l’artillerie ukrainienne qui a causé le plus des pertes aux blindés russes. Enfin, sans système de guerre électronique, d’interception de communication, de C3 (commande, contrôle, communication) et sans drones, les unités blindées sont aveugles et mal dirigées. 

Mais la technologie n’est pas tout. Une armée, dont les forces sont rompues au combat interarmes (doctrine, équipement, formation, entrainement), équipées de systèmes d’armement qui ne sont pas « dernier cri », se révèle plus performante qu’une armée disposant des systèmes les plus modernes mais mal coordonnés et incapables de produire une synergie. Dans ce domaine, les Ukrainiens se sont montrés bons élèves de l’OTAN et leurs planificateurs et chefs militaires savent manier le combat interarmes à un certain niveau. Enfin, leur organisation est plus souple, leur commandement uni et la qualité de leurs hommes en moyenne bien meilleure. Côté russe, faire face à un matériel supérieur n’est pas en soi un problème insurmontable. Les militaires russes connaissent leurs chars depuis longtemps, et les chaines logistiques, de l’usine jusqu’aux champs de batailles, existent. Un savant mélange d’éléments tactiques et de puissantes concentrations de force pourrait ainsi neutraliser les avantages technologiques. Mais comme toujours, pour faire un bon orchestre il faut beaucoup plus que des instruments de musique de qualité et des bons musiciens…                                           




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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