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Faut-il vraiment tirer sur la languette ?


J’ai renoncé, depuis hier, à compter les lettres de lecteurs de Causeur me faisant part – après avoir rapidement loué la hauteur de vue, l’exigence, la précision des analyses politiques et la haute tenue morale qui caractériseraient chacune de mes interventions – de leur stupéfaction devant la lâcheté avec laquelle je me suis défilé, trois ans durant, devant la seule question qui vaille : « Faut-il vraiment tirer sur la languette ? » Enfin délivré par moi-même de la tâche fastidieuse de dénombrer ces missives, je vais profiter du temps considérable dont je dispose à présent pour leur apporter une réponse claire et sans ambiguïté.

« Faut-il vraiment tirer sur la languette ? » La question est à l’évidence, selon l’expression chère à tous les extraterrestres, « au cœur des préoccupations des Français ». Et j’en veux d’abord pour preuve le silence entendu de tous les candidats à l’élection présidentielle et de tous les experts polymorphes au sujet de la guerre des languettes qui fait rage et dans laquelle ils se gardent bien de choisir leur camp.[access capability= »lire_inedits »]
Pour ceux qui consentiraient à cesser de fermer les yeux, il suffit de visiter le premier forum de discussion venu, où la même interrogation vrille toutes les tripes et assiège toutes les consciences. Et d’entendre Chronoflo lancer à la cyber-cantonade : « Bonjour, je suis à la recherche de câbles RJ45 avec languette incassable… » RaoulTaBoule, autre témoin de notre perte de confiance collective dans la languette, ne peut livrer en retour que l’aveu de son propre désarroi et de son égale impuissance : « Salut, ba moi dans le meme cas, je les petais toujours ces languette. » À quelques encablures de là, Tuxracer lance le même cri de détresse : « Bonjour tout le monde : je voudrais savoir comment ouvrir un récipient. Il est cylindrique, en verre avec un couvercle en verre et un joint en caoutchouc avec une languette. J’ai essayé de tirer sur la languette, mais pas moyen de l’ouvrir. Il faut un instrument spécial ? » Et com21 de lui répondre tout à trac et fort peu chrétiennement : « Tire plus fort (vas à la salle de muscu) » Sur cette question comme sur toutes les autres, la désorientation des Français est totale. Ils ne voient plus le bout du tunnel et certains commencent même à se demander s’ils sont réellement à l’intérieur d’un tunnel.

Nombre d’autres situations ne laissent pas de place au doute. Quiconque tire sur une chevillette peut raisonnablement s’attendre à voir choir une bobinette. Chacun sait que la rencontre d’un pianiste ou d’une ambulance commande de tirer à vue sans barguigner. Et ce d’autant plus promptement que l’expérience démontre que le pianiste (à l’exception du génial et imparable Nicholas Angelich) est toujours armé d’un piano et que l’âme maléfique de l’ambulancier est la tanière de prédilection dans laquelle les intentions les plus noires viennent immanquablement se blottir aux premiers frimas. Sans même parler du cas où le pianiste plastronne à travers la ville en pianotant de manière endiablée, juché sur le toit d’une ambulance incontrôlable. Face à une telle menace, l’usage d’au moins deux armes de destruction massive s’impose au bon sens de tous.

En revanche, devant l’énigme de la languette, nous restons interdits et hagards. Que se passera-t-il au juste si nous tirons sur la languette ? Un liquide non-identifié et brûlant va-t-il nécessairement gicler au plafond ? Il me semble certes acquis que tirer sur la languette, par définition, ne produit jamais l’effet promis avec une assurance fanfaronne par l’inscription à côté de la languette (en particulier dans le cas des « nouvelles languettes spéciales »). Mais doit-on pour autant en déduire que le séjour des languettes parmi les hommes est animé par l’unique dessein de distiller autour d’elles la peur, l’humiliation, l’incertitude et l’inassouvissement ?

La languette, en se déchirant et en nous déchirant, ne nous fait-elle pas plutôt naître à nous-mêmes ? Ne démasque-t-elle pas soudain notre orgueil, notre impatience, notre misérable volonté d’asservir le monde et les autres ? Plus efficacement encore que les princes de la finance, la languette nous dépouille de tous nos avantages acquis, qu’ils soient matériels ou métaphysiques. Face à la languette, il n’y a plus de maîtrise ni de savoir. Elle nous laisse à terre, nus et impuissants. Vivants. Comme elle, dignes, faillibles, fragiles. Infiniment faibles. Infiniment précieux. Ontologiquement insuffisants. La languette vient de faire de nous des hommes.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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