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Ce que nous dit l’affaire Marion Fraisse


Ce que nous dit l’affaire Marion Fraisse

marion fraisse julie gayet

Marion Fraisse s’est suicidée par pendaison le 13 février 2013 après avoir été victime de harcèlement scolaire pendant plusieurs mois. Le livre de Nora Fraisse, sa mère, Marion, 13 ans pour toujours (Calmann-Lévy), puis le film éponyme avec Julie Gayet – qui par ailleurs y est assez prodigieuse – ne montrent pas uniquement la cruauté du harcèlement, mais pointent surtout un phénomène que beaucoup prédisent depuis longtemps : au-delà de l’incompétence, voire de la complaisance, de certains éducateurs, professeurs ou parents, le suicide de Marion Fraisse fait la preuve d’un sentiment largement partagé par de nombreux enseignants, élèves ou intellectuels : l’opprobre jeté sur les élèves « trop brillants », ceux-là à qui l’on a appris la discipline, qui simplement interviennent en cours ou respectent leurs professeurs. Car, bien sûr, à l’heure où chacun s’accapare le respect, celui d’un élève pour son enseignant semble passer après celui que le professeur doit, comme on doit une dette, à ses élèves, dans une relation d’égalité parfaite où frapper son enseignant sera excusé par « l’exclusion sociale » et où menaces et insultes ne sont qu’un moyen d’expression comme un autre pour des jeunes gens « condamnés à une précarité de plomb », comme l’écrivait Virginie Despentes dans Les Inrocks à propos des terroristes du 13 novembre.

L’école attaquée comme jamais

Ainsi, en seulement quelques jours, des violences ont éclaté dans le lycée de Tremblay-en-France où la chef d’établissement a été frappée, on a roué de coups un professeur à Argenteuil, à Colomiers en Haute-Garonne un lycéen a agressé sa professeure d’éducation physique, à Calais un professeur a eu la mâchoire cassée par un élève, à Bordeaux un lycéen a frappé au visage un professeur lors d’un cours qui a dérivé sur la situation politique marocaine, et, pour clore ce désolant florilège, un élève de quinze ans, en retard, d’un lycée de Saint-Denis s’est rué sur l’adjointe et le proviseur, les rouant de coups, condamnant la première à trois semaines d’interruption totale de travail pour une fêlure orbitale, et l’autre, le coude cassé, à quarante-cinq jours d’ITT. Survenus pourtant dans un laps de temps très resserré, ces attaques sans précédent contre l’Éducation nationale auraient dû agir comme un électro-choc. En retour, les victimes, et les professeurs en général, n’ont eu que le silence du gouvernement, en particulier de la ministre, qui, couronne de fleurs sur la tête, se trouvait en déplacement en Nouvelle-Calédonie.

Haine de l’autorité

La haine de l’autorité et du savoir va de pair avec la haine de la discipline et du travail scolaire. C’est ce que l’on observe à travers l’histoire de Marion, qui s’est trouvée dans une classe « particulièrement difficile », mal tenue par des professeurs jeunes et encore peu formés, ce que l’on voit bien dans le film, lequel offre des scènes spectaculairement désastreuses, où l’on est tiraillé entre colère contre le corps enseignant apathique, et pitié devant leur désœuvrement, comme cette professeure d’espagnol particulièrement jeune, qui laisse carrément ses élèves jouer en cours à des jeux vidéos sur leur téléphone. Elle intervient une fois, et obtient pour réponse cet échange à peine croyable :

« On s’en bat les couilles.

– Tu me donnes ce téléphone !

– Venez me le prendre et je porte plainte.

– Non mais on est où là !

(L’élève sur son appareil met un bruitage de tirs et mime une fusillade, debout)

– Non mais siéntate un peu là ! »

Marion intervient. « Non mais elle se la pète l’intello ! »

La prof, excédée, quitte la salle en claquant la porte, laissant Marion seule, sans adulte, au milieu de la classe hostile.

Un peu plus tard, en cours d’histoire dispensé par une autre professeure particulièrement jeune, dans une atmosphère bruyante criblée de bavardages et de lancers de trousses, celle-ci pose une question sur la leçon d’éducation civique : « Quel est donc ce droit ? » Réponse de l’élève : « Le droit de se faire chier profondément en cours, non ? »

(Un camarade, faisant le pitre, monte sur la table).

Aucun commentaire de l’enseignante qui poursuit : « La libre circulation… » Le même élève vulgaire se dresse et proclame : « Ah bah super alors on peut se casser ! » Elle exige le carnet de liaison. Il refuse d’abord puis prend ledit carnet et gifle son enseignante avec. « Tiens connasse ! » (Faut-il rappeler que l’on parle ici d’adolescents de treize ans?) A cet instant, entre dans la pièce le (jeune, encore) CPE, véritable publicité ambulante contre la dépression, nonchalant et dénué de charisme. L’enseignante, encore choquée, se met à pleurer. Pour savoir ce qui a eu lieu, le CPE s’adresse directement à Marion, l’obligeant ainsi à passer pour une « balance » et la condamnant à se faire traiter de « collabo » par sa voisine de classe.

Marion injustement punie

Il y a aussi ce moment inouï, où le professeur de mathématiques punit Marion parce qu’un papier lui a été lancé par un garçon aux amours déçues, et, sans rien vouloir savoir, saisit son carnet de liaison et la sanctionne avec ce motif incroyable : « comportement léger avec les garçons », accusation basée sur les allégations lancées par une jeune fille jalouse : « Marion, elle se fait draguer par tout ce qui bouge », etc. A supposer qu’il existe un seul professeur digne de ce nom capable d’utiliser un tel motif sur un carnet de liaison – ce qui me semble tout bonnement extravagant – il va sans dire qu’un jugement moral de cette teneur donne indirectement une caution aux élèves qui, plus tard, la traiteront de « salope », et la frapperont dans un couloir (où personne ne semble rien entendre, ni surveillant, ni professeurs qui donnent des cours dans les salles adjacentes), en mettant Marion à terre, action assortie d’un « elle l’a bien cherché » (prononcé par une fille). Et il faut ajouter que la fille jalouse, en l’occurrence, qui l’avait traitée de « pute », aux oreilles du professeur, n’a, elle, pas été punie pour cette insulte. Surréaliste.

« Plus jamais je ne me mettrai en jupe », dira plus tard Marion, après avoir été agressée (encore), dans la cour de récréation (sans que personne ne voie rien) et ce clin d’œil à La Journée de la jupe, film sorti en 2009, apparaît ici d’une pertinence sidérante, car c’est comme si le langage, les manières, la « culture », les réflexes et comportements des établissements chauds des quartiers de banlieue parisienne s’étaient répandus à l’ensemble des collèges, même celui de Marion, pourtant en province, dans un quartier pavillonnaire plutôt « CSP+ ».

Les profs agressés se taisent

Dans le film, on voit une jeune fille taxée de « pute » car elle se serait « refusée » au petit tombeur de la classe (à treize ans !) : difficile, à la vérité, de réduire l’histoire de Marion à une question d’amours contrariées. Elle est, surtout, morte en réparation de son irréconciliable péché, celui de vouloir apprendre et de s’assumer comme « bonne élève » dans une « classe difficile ». C’est là le point de départ ; l’effet de groupe, les problèmes d’égo et de jalousie font le reste. Et, si Marion n’est pas la première victime du machisme du bas étage ou du bizutage le plus cruel, il n’en demeure pas moins qu’elle est, à ma connaissance, en France à sa mort en 2013, la première fille à mourir pour son trop-bonne-élèvisme ! Une sorte de martyr de l’assiduité et de la diligence…

Nous n’avons obtenu aucune parole pour les professeurs agressés (rendons-nous compte, cela reviendrait à stigmatiser des élèves déjà en difficulté sociale) alors on peut attendre longtemps si l’on souhaite contrecarrer la tendance perverse dans laquelle se trouvent bon nombre d’élèves studieux, victimes de brimades, voire de violences, et contre quoi l’on ne fait, pour ainsi dire, rien.

L’affaire Marion Fraisse est un symptôme douloureux d’un modèle éducatif qui va de plus en plus mal : jadis les boucs émissaires étaient les « bonnets d’âne ». Aujourd’hui, l’objet de la vindicte de la meute est le savoir, le « trop sage », le « trop docile », l’élève zélé.

Le harcèlement scolaire compte depuis maintenant des décennies, ses morts.

La haine du « bon élève », depuis Marion Fraisse, compte aussi les siens.



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est lycéen. Il tient le blog Lyvannvate.wordpress.com.

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