Juifs de Tunisie : l’adieu à Djerba


Juifs de Tunisie : l’adieu à Djerba

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Il vaut mieux se documenter avant le départ qu’au retour. Mais l’imprévu décide parfois. Deux jours pleins, pour un reportage de dernière minute, ça ne se refuse pas. Surtout en Tunisie, sur un sujet pareil : que reste-t-il de la « communauté juive », sachant qu’il n’en reste pas grand-chose ? Ouvrir un livre a posteriori, une fois rentré chez soi, ne manque d’ailleurs pas d’intérêt. Tout, alors, prend son sens et sa place. Les témoignages et images rapportés se calent et s’enchâssent. « Les Juifs de Tunisie entre 1857 et 1958. Histoire d’une émancipation », d’Albert-Armand Maarek, est, pour le lecteur, bien plus qu’une explication et interprétation des faits. Ce livre d’un professeur d’histoire, diplômé de la Sorbonne, est une invitation aux analogies, dont il ne faut certes pas abuser et dont on sait qu’elles ne parlent pas d’elles-mêmes. Le Béotien n’en revient pas : il y a un siècle, c’était tout pareil qu’aujourd’hui. Enfin presque. L’essentiel y était : la France, les musulmans, les juifs et Israël, encore à l’état de projet.[access capability= »lire_inedits »]

« La question juive en Tunisie » : tel était, le 13 mai, au cœur d’une tempête dite dans un verre d’eau mais néanmoins soufflante, le titre un peu vintage de l’éditorial du quotidien tunisien francophone Le Temps. Une motion de censure avait précédemment été déposée par 81 députés, puis retirée, contre deux ministres du gouvernement Mehdi Jomaa, dont Amel Karboul, chargée du tourisme. Ces élus avaient eu vent d’une info selon laquelle une soixantaine de touristes israéliens avaient foulé le sol tunisien, lors de l’escale d’un navire de croisière au port de La Goulette, bâtiment en provenance de Miami.

Pour ces parlementaires, qui manifestement regrettaient l’absence de condamnation d’Israël dans la nouvelle constitution tunisienne, accueillir des ressortissants aux passeports marqués de l’étoile de David valait reconnaissance officieuse de l’Etat à leurs yeux honni. L’affaire prenait un certain relief à quelques jours du traditionnel pèlerinage juif à la Ghriba, la plus ancienne synagogue d’Afrique, située sur l’île de Djerba, cible en 2002 d’un attentat d’Al-Qaïda qui avait fait une vingtaine de morts, où affluaient dans le passé des milliers de pèlerins, principalement français et israéliens. Ils n’avaient été que 350 en 2013 en raison des soubresauts de l’après- Ben Ali, ils furent 2500 cette année, un nombre jugé encourageant.

Que le principal voyagiste organisant le pèlerinage soit aussi celui mis en cause par les députés motionnaires dans le cas des croisiéristes israéliens, le franco-tunisien René Trabelsi, de confession juive, un temps pressenti, qui plus est, pour occuper le ministère du tourisme tunisien dans l’actuel gouvernement, ajoutait à la relative gravité ou originalité de la situation. Tout est finalement rentré dans l’ordre, du moins le pense-t-on. La Tunisie a déjà accordé des « laissez-passer » à des touristes venus d’Israël, ex-tunisiens ou non, elle continuera de le faire à l’avenir. De son côté, le propriétaire du navire en cause, « un Américain juif qui a perdu une partie des siens pendant la Seconde Guerre mondiale », selon René Trabelsi, a menacé de boycotter cette Tunisie soudainement regardante sur l’origine des touristes.

Mais la « question juive » soulevée par le journal, alors qu’il reste environ 1500 juifs en Tunisie, contre 90 000 en 1948 au moment de la création d’Israël, que signifie-t-elle au juste ? L’éditorialiste entendait ménager la chèvre et le chou. Il envoyait promener les auteurs de la motion, des opportunistes c’est certain, mais il vilipendait dans le même temps les « Israéliens », sûrement un synonyme de « sionistes ». « On ne peut pas trouver les Israéliens ailleurs que partout, écrivait-il. Grâce à l’Occident, grâce aux Etats-Unis surtout, ils gouvernent le monde depuis la guerre de 48 ! » Mais aussitôt il tendait la main, distinguant là où distinguer n’avait plus vraiment de sens, de nombreux juifs tunisiens étant en effet devenus israéliens peu après la création d’Israël, puis tout au long des crises israélo-arabes jusqu’au point de non retour qui coïncida avec un grand départ définitif : « Devrions-nous pour autant rejeter les Juifs d’origine tunisienne, dont bon nombre, la mort dans l’âme, ont quitté la Tunisie après les émeutes de 67, où ils furent maltraités dans le feu d’une vindicte populaire alimentée par le drame de la guerre des six jours ? », demandait-il.

« Je n’ai jamais prononcé le nom d’Israël devant des Tunisiens. C’est un mot tabou, un interdit. Autrefois, pour dire Israël, on disait Canada », raconte Charlotte*, l’une des 1500 âmes juives, plus toutes jeunes, résidant encore en Tunisie, principalement à Tunis et à Djerba. Sa mère, aujourd’hui décédée, était de Béja, où il n’y avait pas de ghetto. « On fêtait toutes les fêtes, tout le monde était ensemble », se souvient-elle. Elle habite une belle maison blanche, pleine de tableaux aux couleurs paisibles, en bord de mer, à la Marsa, le quartier chic et bohème de Tunis, autrefois résidence des beys. Charlotte ne s’est pas rendue au pèlerinage de la Ghriba. Pas religieuse, elle maintient toutefois les traditions, « en souvenir de [ses] parents ». « Je ne me vois pas mourir ailleurs qu’en Tunisie », dit-elle d’un air gai pour un sujet grave. Rosse, elle ajoute, à propos des juifs du pays : « Beaucoup ont une double résidence. Les plus angoissés à l’idée de ce qui pourrait leur arriver ici, ont un petit studio à l’étranger, souvent à Paris, et un petit compte en banque à l’étranger, secret bien sûr. »

Autour, les amis et connaissances s’en vont. En d’autres termes, meurent. La Goulette – qui était « le Deauville de Tunis », selon la description de René Trabelsi – ressemble aujourd’hui à un gros village mexicain pour tournage de westerns. Autant dire que tout s’effiloche, comme un vieux papier peint. L’endroit demeure assez beau dans sa blancheur décatie, les paquebots mouillent à proximité, mais la plage est à l’abandon, livrée ci et là aux chiens errants et à leurs maîtres d’un jour, des gars un peu bourrés, soliloquant sur le sable.

La Goulette était peuplée de juifs et d’Italiens. « Les maisons sont occupées aujourd’hui par des Arabes plutôt pauvres », raconte Maurice, un juif retiré du business des loisirs nocturnes, y ayant gardé toutefois quelques parts. Comme Charlotte, il n’a aucunement l’intention de quitter son pays de naissance. « Pendant les crises israélo-arabes, explique-t-il, des juifs craignaient de ne pouvoir quitter la Tunisie. Aussi, certains ont-ils préféré ne pas mettre en vente leur maison de peur de dévoiler leur intention de partir. Ils ont alors laissé leur bien à des amis musulmans, qui, par la force des choses, sont devenus les nouveaux propriétaires. »

On est parti, une main devant une main derrière, on a tout laissé, touuut, se lamentait avec un certain cran Madame Sarfati, le personnage fétiche d’Elie Kakou, l’humoriste né à Nabeul en Tunisie, mort en France en 1999. Ceux qui avaient des moyens sont allés vivre de préférence en France ou aux Etats-Unis, alors que beaucoup de juifs de condition modeste, parfois miséreuse – ils étaient des dizaines de milliers en Tunisie, longtemps confinés dans les hara, les ghettos – ont émigré en Israël, l’Etat hébreu prenant en charge leur installation. Outre les peurs qu’elle inspirait, la Tunisie socialisante de Bourguiba n’incita pas les juifs à rester. « Nombreux étaient commerçants, raconte Maurice, et n’acceptèrent pas le regroupement en coopératives décidé par le nouveau pouvoir. » Lui, est resté, ses affaires échappant apparemment à cette forme de collectivisation.

La Goulette ne s’anime plus que le soir, le long de son artère principale, bordée de restaurants, à cent mètres de la plage. Un client entre « Chez Mamie Lily », l’adresse de Jacob Lellouche, lequel a des airs du comédien Jacques Weber et un caractère fort. Le client, un Arabe, salue le patron assis à une table en train de faire ses comptes, et lui demande, la tête penchée et à voix basse, s’il peut organiser un repas de fête dans son restaurant, réputé pour la qualité de sa cuisine. L’homme veut apporter ses victuailles, cela lui coûtera moins cher. Jacob Lellouche lui répond qu’il ne cuisine que des aliments casher. L’Arabe, qui mange halal, repart. Peut-être trouveront-ils une solution.

Lily, c’est la mère de Jacob, bien vivante, qui partage les fourneaux avec son fils. L’un et l’autre forment un duo dont Pagnol aurait pu faire quelque chose. « Mais maman…, enfin… Attends, je m’en occupe. » « Je suis l’heureux propriétaire du dernier restaurant casher de Tunisie, dit le patron. Je n’en suis ni fier, ni complexé. Je ne me considère pas comme faisant partie d’une minorité. Je suis issu d’une famille arrivée en Tunisie avec l’invasion ottomane, ce qui fait vingt-cinq générations de présence dans le pays. » Et l’on n’évoque pas la première destruction du temple de Jérusalem, en -586 avant Jésus-Christ, époque à laquelle remonterait l’arrivée de juifs sur les rives de l’actuel Maghreb, dont la Tunisie, qui ne s’appelait bien sûr pas ainsi. À côté, la grande synagogue de Tunis, érigée au début du XXe siècle dans un style oriental un peu lourd et placée en permanence sous la protection des forces de l’ordre, paraît bien jeunette.

Un jour, les derniers juifs « historiques » de Tunisie ne seront plus. Une quarantaine d’entre eux résident dans une maison de retraite, située à La Goulette, que nous n’avons pas visitée et sur laquelle Charlotte a un avis mitigé. « Si vous y entrez pauvre, alors cette maison vous conviendra, dit-elle. Mais si vous y entrez en ayant connu un certain standing, alors c’est l’horreur, un mouroir. » Chez elle, c’est différent. « Regardez cette vue, c’est si beau. » Derrière les baies vitrées de sa maison, Charlotte voit la mer.[/access]

*Photo: Hassene Dridi/AP/SIPA. AP21393283_000001

Albert-Armand Maarek, Les Juifs de Tunisie entre 1857 et 1958. Histoire d’une émancipation , préface de Michel Abitbol, Editions Glyphe

Michel Abitbol, Juifs et Arabes au XXe siècle , Editions Perrin, collection Tempus

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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