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Serge Rezvani, le tourbillon d’une vie


Serge Rezvani, le tourbillon d’une vie
Serge Rezvani © Crédit photo : Hannah Assouline
Serge Rezvani. Crédit photo : Hannah Assouline.

Serge Rezvani se tient assez loin de la confusion d’un monde dont il entend parfaitement la sourde rumeur. Peintre, écrivain, compositeur, parolier, interprète, cet homme à la voix tendre a produit une œuvre considérable. Causeur l’a rencontré.

Causeur. Au commencement, il y a un petit garçon triste, un certain Boris Serge Rezvani.

Serge Rezvani. Né à Téhéran en 1928, je suis donc iranien, mais je préfère dire persan. Rezvani signifierait « issu du paradis » dans la langue persane ; le paradis ne me fut pas offert, je l’ai créé à plusieurs reprises. Mon père venait de la région d’Ispahan, ma mère de Russie. Fuyant la révolution, elle se trouvait dans un camp de réfugiés, en Iran, où mon père, parfaitement russophone, était interprète. Il l’épousa pour la sortir de son état, sans l’aimer vraiment. Je ne suis pas l’enfant d’un amour, je suis l’enfant d’une rencontre. Mon père déserta le foyer très rapidement après ma naissance. Il gagna la France, où nous arrivâmes, ma mère et moi-même, un an après.

Ils étaient juifs tous les deux…

Oui. Ma mère venait d’une famille assez prospère. Je la vois aujourd’hui comme une amazone : très libre de mœurs, elle jouait fort bien du violon, évoquait des souvenirs de courses à cheval, de chasses au loup… Mon père avait une réputation d’homme de théâtre et de magicien, de prestidigitateur, si vous préférez. Il est resté fameux pour l’originalité de ses tours[1. Le Magicien ou l’ultime voyage initiatique, Actes Sud, 2006.].

Vos parents vous ont-ils instruit dans la religion juive ?

Nullement ! Mes parents cherchaient surtout à s’assimiler. Les pogroms avaient enseigné la prudence à ma mère. Néanmoins, elle a voulu que je sois circoncis, alors que j’avais sept ans, ce dont je me serais passé ! L’acte est douloureux et violent. Elle avait reçu l’enseignement de Georges Gurdjieff ; j’imagine qu’elle cherchait à mettre les « forces noires »  de mon côté. J’ai été élevé dans la religion russe orthodoxe, puis catholique et protestante. J’ai gardé envers toutes les religions une prudente réserve. Mais je ne me proclame pas athée ; je suis vivant… et mortel. Ce que je n’aime pas, c’est le théâtre formel des religions, qui, cependant, n’est pas dénué de beauté ; je pense aux messes orthodoxes, auxquelles j’assistais dans les pensionnats pour Russes blancs où je fus placé, près de Paris. Les chants polyphoniques, la lueur des bougies, les vêtements sacerdotaux, les popes eux-mêmes, leurs longs cheveux lustrés, leurs barbes, tout cela avait quelque chose d’envoûtant. Notre environnement habituel était si triste, si froid, notre vie matérielle si misérable ! J’ai eu une enfance de réfugié proprement dickensienne, avec des punaises dans les lits. L’encadrement était rude, il régnait chez les Russes blancs un climat de revanche sur les rouges, et une puissante mélancolie. J’y ai rencontré l’un de mes plus vieux et plus fidèles amis, Robert Hossein, dont la mère était[access capability= »lire_inedits »] russe orthodoxe, et le père iranien, zoroastrien je crois.

Il se créait des liens entre les élèves et les prêtres qui, aujourd’hui, relèveraient des tribunaux.

Oui, mais notre époque ne sait plus juger avec justesse de ces choses. J’exclus, bien sûr, de mon propos le crime que constitue le viol d’un enfant par un adulte. Dans ces établissements, les prêtres jouissaient de privilèges comparables aux patriarches bibliques. La pédophilie dont je parle se manifestait par des gestes tendres, des frôlements, des baisers, toutes ces choses que la morale réprouve à présent, et qui me répugnaient. Ces faits, relativement mineurs à cette époque, sont impardonnables aux yeux de nos contemporains. Or je puis dire que ces attouchements, que je fuyais, ne m’ont pas traumatisé.

Pourquoi ne demeuriez-vous pas auprès de votre mère ?

Elle a développé très tôt un cancer agressif, dont le principal remède demeurait la chirurgie. Ma mère a été découpée vivante, progressivement. Puis elle est morte. Je venais près d’elle quand elle se sentait mieux, c’est-à-dire rarement. Dès qu’elle est tombée malade, elle ne m’a plus parlé que de sa mort. Les mots « mort » et « mère » sont indissociables dans mon souvenir. Je n’ai revu mon père qu’après la mort de ma mère. J’avais sept ans. Une association juive américaine, me croyant orphelin, projetait de me faire gagner la Palestine. Mon père intenta un procès, qu’il gagna. La suite de mon enfance, jusqu’à l’adolescence, n’est pas plus réjouissante : éternel pensionnaire, cette fois en Suisse, rejeté en quelque sorte, j’ai conservé de ces années un sentiment de grande solitude, de méfiance aussi[2. Les Années-lumière, Le Seuil, collection « Points », 1967.]. Ma mère avait eu le temps de me mettre en garde contre la cruauté du monde ; j’ai très tôt souhaité, imaginé une vie qui m’en éloignerait, précisément le jour où j’ai vu, à Genève, le film Les Révoltés du Bounty, de Frank Lloyd, avec Clark Gable et Charles Laughton. J’avais neuf ans. Je me suis promis de partir sur une île déserte avec une femme. Cette femme, j’allais la rencontrer un peu plus tard. Quant à mon île, ce serait la forêt des Maures.

Cette femme se prénommait Danièle, vous faites sa connaissance après la guerre. Votre union durera cinquante ans ; elle nourrira votre œuvre littéraire, elle développera une féerie singulière, qui aura pour décor une maison et un jardin merveilleux. Danièle deviendra Lula[3. Les Années Lula, Le Seuil, collection « Points », 1968.]. Vous demeurerez auprès d’elle jusqu’à la fin, alors que la maladie d’Alzheimer l’aura terriblement métamorphosée.

Je l’ai d’abord croisée par hasard. Puis je l’ai retrouvée. Elle était d’un milieu parisien bourgeois, promise à un beau mariage… Contre les convenances de sa famille, elle m’a suivi. J’étais une sorte de clochard, mais ma bohème de jeune peintre abstrait était idéale. Nous résidions sous les toits de Paris. Un jour, guidés par notre rêve de Méditerranée, nous sommes partis dans les Maures, où j’avais vécu quelque temps de la chasse sous-marine. Il m’arrivait de tuer des raies pastenagues, souvent d’une taille impressionnante. Après ces mises à mort, j’ai compris que le meurtre fait partie de la nature profonde de l’homme. Prendre la vie ! Bref, nous explorions le massif des Maures, Lula et moi. À l’époque, il n’était presque plus peuplé. Ses habitants avaient fui les villages et les fermes pour gagner les villes. Il y avait une maison dans les bois, à la fois modeste et magnifique, au milieu de sept hectares plantés de chênes, d’oliviers très anciens, de mille fleurs et plantes. L’ensemble appartenait à un colonel en retraite. La séduction fut réciproque, il comprit notre intention et notre projet : rendre sa splendeur à ce paradis terrestre. Il nous loua d’abord, puis nous vendit la propriété. Nous avons baptisé La Béate[4. Le Roman d’une maison, Actes Sud, 2001.] notre éden azuréen. C’est ainsi que tout a commencé. Ma peinture s’est affirmée, nous avons pu vivre plus confortablement.

Je vous ai d’abord connu grâce au film de François Truffaut, Jules et Jim (1962). Vous y accompagnez à la guitare Jeanne Moreau qui chante « Le Tourbillon de la vie ». Vous avez écrit et composé cette chanson, qui a une histoire antérieure au film de Truffaut.

Avec quelques amis, dont Jeanne et Jean-Louis Richard, son mari, nous nous retrouvions régulièrement dans un appartement. Jean-Louis et Jeanne se disputaient fréquemment, menaçaient de se séparer, se réconciliaient. Ils m’ont inspiré une chanson. Lorsque Truffaut a conçu son film, il a souhaité l’y inclure. Je n’étais pas musicien professionnel, je ne connaissais que trois accords. Dès la sortie du film, la chanson fut sur toutes les lèvres. Comme je n’écrivais pas la musique, la Sacem (Société des auteurs et compositeurs de musique) me contraignit à signer avec un compositeur déclaré. Et je fus privé d’une part importante de mes droits : cette pratique n’a heureusement plus court, mais elle en a spolié plus d’un !

Vous avez également composé des chansons pour Pierrot le Fou (1965), de Jean-Luc Godard : « Ma ligne de chance, ta ligne de hanche… »

Curieux personnage, Jean-Luc ! Il est arrivé un matin à La Béate. Il nous a observés, il a vu notre bonheur. Son union avec Anna Karina s’était achevée douloureusement. Dans son film, j’ai identifié nombre de signes étrangement inversés de notre harmonie. Il s’est inspiré de notre miraculeuse entente, mais l’a retournée, la vouant à l’échec, comme un reflet négatif, un effet de son chagrin.

Vous étiez un talentueux peintre de l’abstraction. Le succès de vos deux premiers livres – Les Années-lumière et Les Années Lula – ont fait de vous un écrivain courtisé par les gazettes. Grâce (ou à cause) de votre pièce de théâtre Capitaine Schelle, capitaine Eçço[5. Pièce créée en 1971, au palais de Chaillot, dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil, dans le cadre du Théâtre national populaire (TNP).], qui fut un triomphe, le garçon sauvage des Maures s’est mué en personnage « lancé ». Sans le vouloir, vous incarniez l’esprit du temps, alors que vous viviez à l’écart du monde

C’est vrai, et j’ai assisté, parallèlement à cela, au lent envahissement de notre paradis forestier par la mondanité. Mon amie Jeanne Moreau fut la première à acquérir une belle propriété près de la nôtre. Son voisinage nous était une joie. Puis le mouvement s’accéléra : tout était à vendre, et souvent à vil prix. Les anciens propriétaires ont d’abord cédé leurs biens pour s’en débarrasser. Aujourd’hui, leurs descendants entretiennent les piscines et les jardins des nouveaux venus ! Devant cette folie immobilière, j’ai pu convaincre quelques-uns d’entre eux de conserver leurs terres et leurs maisons. Nous avons d’abord répondu favorablement à l’engouement que nous suscitions. Nous recevions nos voisins. Les étés étaient extravagants : le metteur en scène Tony Richardson, par exemple, s’était rendu propriétaire d’un hameau, qui a vu défiler tout le swinging London. Fort heureusement, grâce aux succès divers que vous rappeliez à l’instant, j’ai pu réunir une somme d’argent avec laquelle nous avons acheté une maison à Venise. Nous étions comblés. Rien ne semblait pouvoir menacer ce bonheur…

Et pourtant !

Alzheimer s’emparera de Lula et, peu à peu, la changera en une autre personne. Une spécialiste de cette maladie me l’avait définie ainsi : « C’est une mort sans cadavre. » Cela s’est révélé par de petites choses, comme dans La Peste d’Albert Camus. Lula a très vite su, sa mère et sa grand-mère avaient été frappées. Elle m’a dit un jour : « C’est foutu !»[6. Ultime Amour, Les Belles Lettres, collection « L’Exception », 2012.]. Je me suis organisé. J’ai vendu Venise, construit une maison de soins, à côté de La Béate, sur la propriété. Mais, pour mon malheur, j’ai pris un jour en stop une femme. Elle m’a dit qu’elle avait déjà soigné une malade d’Alzheimer. Je l’ai installée, avec son compagnon, chez nous : les voyous étaient dans la place ! Ils ont pris possession des lieux. Ils se montrèrent vite insolents, voire menaçants, réclamant toujours de l’argent. Après la mort de Lula, ils ne voulurent pas partir. Les riches bourgeois alentours, tous Parisiens de gauche, prirent fait et cause pour eux. J’ai fui, désespéré. C’est alors que j’ai rencontré Marie-Josée Nat, que j’ai épousée. Elle a délogé ces redoutables prédateurs. J’ai su peu après qu’une sorte de mafia profitait des malades d’Alzheimer dans toute cette région, où viennent en nombre les retraités. Ses membres se connaissent et, pour désigner les malades dont ils s’occupent, parlent de « chantiers ». Ils s’échangent des « marchés ».

Le jardinier persan n’a jamais abdiqué.

Jamais ! De mes racines persanes, je garde l’idéal du jardin fleuri qu’enchante encore une fontaine. Je chéris ces lieux communs de l’Éden. Hier, c’était dans les Maures, à présent, c’est en Corse. Je me tiens ainsi à distance respectable de l’Occident saisi par le démon de la « déconstruction », du doute absolu. J’admire Baudelaire, mais je me garde bien de cultiver en moi le goût de la charogne ; je trouve admirable la musique de Wagner, mais je ne pense pas que l’amour soit destructeur. Ma part persane, ainsi que ma triste enfance m’ont soufflé à l’oreille un secret simple : à l’écart du monde se tient toujours un lieu que l’on peut préserver, embellir et rendre plus paisible encore avec le seul murmure de l’eau.[/access]

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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