Romain Gary de P à Z


Romain Gary de P à Z

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Pseudo. Prendre un pseudonyme est un sport relativement répandu chez les écrivains. Ils le font pour les raisons les plus diverses, depuis la coquetterie jusqu’à la volonté de sauver leur peau en publiant de manière « clandestine ». Dès les années 1940 Gary décide de se défaire de son véritable nom Roman Kacew (sous lequel il a signé quelques nouvelles avant-guerre dans le quotidien Gringoire), pour celui de Romain Gary (« Brûle ! » en Russe, Ajar voulant dire « braise »…). En 1958, désireux de témoigner de sa désastreuse expérience de diplomate à l’ONU et de décrire la vénérable institution internationale comme une machine à fabriquer du vide, Gary choisit de publier un roman satirique (L’homme à la colombe) sous le pseudo « Fosco Sinibaldi », afin de ne pas trahir son devoir de réserve. Plus déroutant, Gary décide de publier en 1974 sous le pseudonyme exotique de « Shatan Bogat » son roman d’aventure Les têtes de Stéphanie. Caprice ou répétition générale avant l’affaire Ajar ? Voyant que le livre se vend bien, l’éditeur révèle l’identité réelle de son auteur…

Pseudo (2). La même année Gary travaille, dans le plus grand secret, au manuscrit d’un roman surprenant, plein de fraîcheur et de folie, Gros câlin, qu’il souhaite publier sous pseudonyme. Il construit la légende aberrante d’un écrivain en cavale en Amérique du sud – pour cause d’accouchements clandestins ! – ne pouvant donc pas rentrer en France pour défendre son premier roman. Avec la complicité de Claude Gallimard (l’une des rares personnes à être dans la confidence, avec Jean Seberg, quelques amis proches et quelques hommes de loi), le livre sort discrètement sous la couverture du Mercure de France et rencontre un immédiat succès. Cette histoire tragi-comique d’un homme perdu dans la modernité, trouvant du réconfort dans le contact de son python domestique mais souffrant d’une incommunicabilité chronique avec autrui reçoit un accueil enthousiaste de la critique, qui y voit la marque d’un écrivain qui a compris son époque, la griffe d’un auteur jeune en phase avec son temps … Le Monde exprime cependant quelques doutes dans son compte-rendu : « Cet incognito et la qualité du livre ont échauffé les cervelles dans les salles de rédaction, où l’on se plaît à forger un mystère autour d’Emile Ajar. Au printemps dernier, n’y a-t-il pas eu la farce de Romain Gary signant Shatan Bogat, les Têtes de Stéphanie ? Le Mercure de France dément formellement ces bruits. » Au sein de Gallimard Raymond Queneau (que Claude Gallimard n’a pas mis dans la confidence) soupçonne un coup monté, mais suspecte Louis Aragon qui, depuis la disparition d’Elsa Triolet vit comme une sorte de « seconde jeunesse »… L’année suivante sort certainement l’un des plus beaux textes de Gary La vie devant soi, portrait bouleversant du petit monde des prostituées, des maquereaux, des gros bonnets et des petites gens du quartier parisien de la goutte d’or, au travers du regard naïf d’un petit garçon abandonné par sa mère aux bons soins d’une nourrice s’occupant de tous les « fils de pute » du quartier, Mme. Rosa,  monument d’humanité et de gouaille, allant régulièrement se cacher dans sa cave – son « trou juif » – par crainte du retour des allemands. Ce roman vaut à Gary/Ajar son second Goncourt. Mais l’affaire se complique, la presse découvre très vite le lien de parenté qui existe entre Romain Gary et celui qu’il a choisi pour « incarner » publiquement le fantôme Ajar, son neveu Paul Pavlowitch… De nombreuses péripéties rocambolesques (picaresques ?) s’en suivront. Un jour, Pavlowitch, jouant cet Ajar insensé, laisse négligemment traîner un revolver sur son bureau quand il reçoit une journaliste. La légende fascine. Parfois on vient aussi dire à Gary que sa littérature ne fait plus le poids face aux livres de son neveu… L’opus suivant, Pseudo (1976), écrit en quelques semaines dans une authentique « fièvre créatrice » va encore plus loin, puisque Romain Gary est un personnage du récit, présenté par Ajar/Pavlowitch comme l’ogre de la famille, le « Tonton macoute »… Un dernier roman, plus classique, paraîtra finalement sous le pseudonyme d’Ajar : L’angoisse du roi Salomon (1979). La révélation de la supercherie sera posthume ; dans une petite plaquette Vie et mort d’Emile Ajar (1981) Gary s’expliquera sur cette aventure… Une farce ? Un canular ? Pas seulement. Si ce fascicule se termine par « Je me suis bien amusé, au revoir et merci », ce tour de prestidigitation allait bien au-delà de la mystification comique. Dans les années 70 Gary est un auteur installé, dont on parle encore mais dont on lit assez peu la production récente. Par ce tour de force il « oblige » la critique et le public à s’intéresser à sa prose avec une fraîcheur neuve. A cela s’ajoute certainement une volonté prométhéenne d’aller jusqu’au bout de la création, en créant le créateur lui-même. Pris dans les filets de cette mystification, et dans d’autres toiles d’araignées de désespoir (la solitude de Gary à cette époque-là est considérable, autant que sa peur de vieillir), l’écrivain se suicide le 2 décembre 1980. Tuant sur le coup Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat et Emile Ajar.

Tombeau. Plusieurs biographies ont été consacrées à Romain Gary. Nous devons la première et la plus suggestive, en 1987, à l’académicienne Dominique Bona, connue pour ses délicates « vies » d’artistes (Stefan Zweig, Berthe Morisot) et pour son style sobrement lyrique. En 2004, Myriam Anissimov, déjà biographe de l’écrivain italien Primo Levi, publie une somme exhaustive et parfois un peu rébarbative (par la frénésie des détails parfois triviaux et par son style revêche) sur la vie de Romain Gary : Le caméléon. On préférera de loin le récit de Dominique Bona. Bien plus émouvant encore, le Tombeau de Romain Gary (1995) de la canadienne Nancy Huston est, plus qu’un simple éloge sous la forme classique du « tombeau poétique », un dialogue entre deux écrivains ayant en commun de s’être appropriés avec gourmandise la langue française, qui ne leur était pas maternelle. Huston montre à quel point cette position peut susciter un émerveillement pour la langue étrangère – et nécessairement étrange – que l’on explore, et donne à jamais le goût ludique de jouer avec les mots qui sont autant de jouets tout neufs.

Zigzags. Ce centenaire est aussi l’occasion d’explorer des œuvres moins connues, mais infiniment touchantes. Comme Les enchanteurs (1973) grand roman « russe » de Gary, évoquant le destin fantastique d’un homme qui semble avoir été oublié par la mort et raconte 200 ans de ses aventures et péripéties amoureuses dans une famille d’illusionnistes et de saltimbanques de Saint-Pétersbourg. Dans un tout autre registre on redécouvrira avec plaisir La Danse de Gengis Cohn (1967) farce féroce révélant tout l’humour noir de Gary, où l’on suit la déambulation dans la vie d’un commissaire de police débonnaire qui est hanté – dans l’Allemagne des années 60 – par le fantôme du fantaisiste juif qu’il a tué quand il était SS. Un chef d’œuvre comique qui permet de comprendre que l’humour était l’un des principaux moteurs de l’écriture de Gary. Un humour lui permettant bien souvent de mettre à distance le réel… pour parvenir à le rendre supportable dans de bonnes conditions. On voit par là que pour « Z » nous aurions pu également choisir : zygomatiques.

*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA. SIPAUSA30061912_000001.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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