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Philip Roth lance un mort sur orbite


Philip Roth lance un mort sur orbite

Avec Indignation, Philip Roth réinvente la mort. Il imagine une hypothèse d’une horreur absolue : une fois franchi le seuil de la mort, la conscience et la mémoire ne s’évanouissent pas. La vie s’en est allée, il vous est désormais impossible d’agir, plus jamais un instant nouveau ne se présentera à vous. Vous êtes absolument seul. Vous n’êtes plus « que conscience et remémoration ». Vous êtes condamné à voyager pour l’éternité dans la temporalité désormais close de votre vie. Cette invention est presque insoutenable, mais aussi d’une prodigieuse beauté.[access capability= »lire_inedits »]

Abjection du conformisme puritain

En dépit de cette situation temporelle peu commune, Philip Roth nous livre avec Indignation un récit paradoxalement presque linéaire. Marcus Messner est mort à l’âge de 19 ans, le 31 mars 1952. Il nous raconte les six mois durant lesquels il travailla avec joie et ardeur auprès de son père dans la boucherie de Newark tenue par celui-ci, puis ses deux années d’étudiant. Il nous conte ses jeunes, ses vertes, ses dernières années. Nous le suivons pas à pas. Ou plus précisément, de faux pas en faux pas. Jusqu’à la mort.

À la fin d’Indignation, une question hante durablement le lecteur. Qui a tué Marcus Messner ? Une première réponse se présente avec évidence. C’est l’incurable fureur guerrière de l’homme, c’est la guerre de Corée. Cette puissance de mort possède un serviteur zélé : le conformisme et le puritanisme d’une grande partie de la bourgeoisie américaine et des dirigeants de l’université de Winesburg en particulier, qui ont consenti à envoyer Marcus tout droit en enfer.

Il est impossible de refermer Indignation sans éprouver une vive horreur, une immense tristesse, une colère brûlante, de la honte enfin si l’on est chrétien. Mais l’indignation de Marcus Messner ne contamine pas seulement le lecteur. Philip Roth lui-même se laisse emporter par la fureur désespérée de son personnage. Manquant au devoir de réserve du romancier, il reprend à son compte, à la fin du roman, l’indignation de Marcus et sa condamnation sans appel de toutes les religions, abruptement résumées au désir de mort. Cette prise de parti simplificatrice me semble la seule faiblesse formelle du chef-d’œuvre intitulé Indignation.

Par-delà l’abjection du conformisme puritain, dénoncée à raison par Roth, c’est l’indignation de Marcus Messner qui constitue le mystère cardinal du roman, son mystère le plus terrible et le plus profond. Si, à la lecture d’Indignation, il nous est difficile de savoir si Nietzsche a raison d’affirmer que « nul ne ment plus que l’homme indigné », il apparaît en revanche indéniable que nul ne meurt plus que l’homme indigné. Nul ne meurt plus que Marcus Messner.

Au milieu du roman survient une scène éblouissante qui jette rétrospectivement un doute sur le récit que Marcus a donné du conflit avec son père. Elle a lieu dans le bureau de Caudwell, doyen de l’université, où Marcus a été convoqué. Cette confrontation donne lieu à son plus violent accès d’indignation. Roth mêle dans cette scène l’atroce et le comique le plus noir. C’est une chansonnette dérisoire qui conduit Marcus aux abords de la mort. Face à Caudwell, voici qu’il fredonne dans sa tête un hymne guerrier chinois appris à l’école dans son enfance et qui culmine dans ces mots : « Indignation ! Indignation ! Indignation ! » Ces paroles absurdes le galvanisent irrésistiblement. Et la colère de Marcus éclate en une violente diatribe athée ponctuée de déclarations à la fois tremblantes et fracassantes.

Moralisateur obscène

Le personnage de Caudwell est un chef-d’œuvre d’ambiguïté romanesque. Qui est Caudwell ? Un infâme salopard, un chrétien hypocrite qui s’estime autorisé à soumettre ses étudiants à des interrogatoires sur leur vie intime ? Un chrétien épris prétendument de liberté, mais qui oblige ses étudiants à assister à la messe ? Un moralisateur obscène, qui exclut de son université les étudiants insoumis en sachant parfaitement qu’il les envoie ainsi en Corée rejoindre des montagnes de cadavres ? Oui. Oui. Caudwell est tout cela.

Mais ce n’est pas tout. Caudwell n’est pas seulement l’assassin de Marcus Messner. Il est aussi le seul homme à avoir sans doute percé le secret de son indignation, la vérité que Marcus dissimule au lecteur comme à lui-même tout au long du roman. Caudwell est aussi celui qui, dans le cadre d’un système abject auquel il consent, fera son possible, à plusieurs reprises, pour sauver la vie de Marcus. Lors de cet entretien, il accomplit un petit miracle : il oblige Marcus, pendant un instant bref et précieux, à détourner exceptionnellement son attention de ses persécuteurs pour regarder en face ce qui, dans sa vie, se répète toujours à l’identique. Caudwell, seul, lui fait brièvement entrevoir la façon dont Marcus envenime artificiellement chaque conflit. Son indignation n’est pas une colère juste et conséquente, une colère libre. Elle contient toujours un surplus de haine inavouable.

Le cul des poulets

Un beau jour, le père de Marcus a appris à son fils à vider un poulet, à plonger sa main vaillamment et à extirper les viscères. Durant un temps, Marcus a été fier d’accomplir, à l’instar de son père, ce qui n’était plaisant pour personne mais qui n’était pourtant pas dispensable. Le cul des poulets : c’était là ce que son père ignare avait de plus précieux à lui transmettre. Une leçon de vie décisive. La leçon qui, s’il ne l’avait pas rejetée ensuite de toutes ses tripes, lui aurait peut-être sauvé la vie. On peut appeler ça la traversée de l’Œdipe. Le consentement à la castration. La sienne et celle des autres. Tous dans le même panier.

Dans le récit de Marcus, dans la voix de Marcus, il y a un os. Et il se trouve que cet os est un boucher. Un boucher en forme de père. Un boucher douloureux coincé dans son gosier. Il n’a pas consenti, sans doute. Il a choisi une autre voie, infiniment plus périlleuse : celle de la plainte et de la fuite. Si le cul des poulets est dégoûtant, au fond, c’est la faute de mon père. C’est la faute du doyen. C’est la faute d’un autre qui m’indigne car, contrairement à moi, il n’est pas pur. Moi, Marcus Messner, j’ai voulu avoir « les mains propres ». J’ai à présent les mains mortes. Mes parents en sont morts de douleur.[/access]

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Décembre 2010 · N° 30

Article extrait du Magazine Causeur



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