Petites bouchées froides


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Dimanche 13 juillet 2014-15 ramadan 1435

Les appels à boycotter la cérémonie du 14 juillet ont atteint un tel degré d’indécence que l’on se demande si l’invitation est adressée à un certain nombre de personnes ou au pays tout entier. Chacun a son mot à dire quant au soutien de François Hollande à Israël et cela va de la pseudo-analyse géopolitique de comptoir aux insultes les plus crapuleuses. J’en ris, littéralement, tout en attendant de voir si les officiels islamistes y seront. C’est inouï, les islamistes ont organisé vendredi après la prière hebdomadaire une marche de soutien à Gaza. Des anciens ministres et des dignitaires nahdhaouis étaient à la tête du cortège où les étendards du Hamas et de Rabi’a en Égypte étaient plus nombreux que les drapeaux palestiniens. C’est inadmissible, dans la mesure où aucune de ces voix ne s’est levée l’année dernière quand les soldats de l’armée tunisienne ont été assassinés et mutilés au mont Châambi. Les islamistes fonctionnent en secte, ayant prêté allégeance à l’État islamique ou à la Umma et non à l’État souverain. À ce titre, ils doivent être combattus en tant que traîtres et ennemis d’État.

Pour revenir à cette mascarade du 14 juillet, je voudrais préciser que tout cela est nouveau chez nous car, avant le 14 janvier 2011, ni les officiels tunisiens ni même les opposants qui étaient également invités, ne s’affichaient pas aussi témérairement dans les ambassades de France, d’Allemagne, de Grande Bretagne ou des États-Unis. Il n’y a pas très longtemps, l’État tunisien était souverain et les ordres n’émanaient pas desdites ambassades ; aujourd’hui tout le monde veut y être vu pour faire croire aux autres qu’il a l’appui de telle ou telle puissance. C’est aussi ridicule qu’un espion qui crie sur tous les toits qui il est et pour qui il travaille.

L’Allemagne a remporté le saint Graal en battant l’Argentine par un but à zéro, inscrit par Götze à la 113e minute. J’avoue que je n’avais pas de préférence, même si j’ai toujours parié sur la puissance et le réalisme allemands. Les Argentins de Messi sont en pleurs. C’est triste à voir, mais ainsi va la vie : le malheur des uns fait le bonheur des autres et vice versa. J’y reviendrai…

En août 1964, Cioran, dans ses Cahiers, note ceci que je trouve merveilleux : « Un républicain espagnol rencontre à la fin de la guerre, à un cocktail sud-américain, un officiel franquiste, auquel il dit : “Combien je vous envie. Vous allez être tellement seuls.” C’était l’époque où l’Espagne était complètement isolée. Je ne connais pas de mot plus espagnol. » — Mot à adresser à nos politiques qui sont plus « seuls » que jamais tant ils sont déconnectés de la réalité locale. Certes, les islamistes ont leur public et des électeurs acquis à leur cause, car c’est l’esprit même de la secte ou de la confrérie qu’ils ont formée, mais l’abstentionnisme risque d’être la principale position politique des prochaines élections. C’est dangereux, et néanmoins compréhensible, une photo comme celle qui a été publiée sur la page de l’Ambassade américaine en Tunisie, avec autour de la même table les chefs des principaux partis réunis par Son Excellence, ne pouvant donner à penser que ceci : les dés sont pipés et le gâteau sera partagé à l’amiable, donc inutile d’aller voter…

Encore cette note de Cioran, datée de novembre 1965 : « Tout ce que je pense en politique est contenu dans la réflexion de Montesquieu : “Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une lâche ambition, ont attaché à la liberté presque autant de malheur qu’à la servitude.” (Dialogue de Sylla et d’Eucrate) » À méditer longuement, profondément, intensément en la confrontant à la réalité tunisienne…

J’ignore s’il s’agit d’une coïncidence ou d’une campagne orchestrée, mais on a tiré de l’oubli le nom d’Ahmed Ounaies, l’un des hommes de confiance de Béji Caïd Essebsi pour qui il a orchestré la rédaction de son livre sur Bourguiba (Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie, éd. Sud Éditions, Tunis, 2009), à travers une vidéo où, alors ministre des Affaires étrangères dans le second gouvernement Ghannouchi (janvier-février 2011), il a été la risée de tout le pays pour ce que j’avais à l’époque qualifié de « génie politique ». Ce que disait alors Ahmed Ounaies me semble bien décrire ce que les Américains veulent instaurer en Tunisie, une démocratie consensuelle permettant aux principales sensibilités politiques de se réunir autour de la même table, la leur, comme sur la photographie prise mercredi dernier pour la rupture du jeûne à la résidence de Son Excellence Jacob Walles.
Ahmed Ounaies disait donc : « Il est impossible d’envisager l’avenir dans ce déferlement de haine, dans cette mauvaise querelle et avec les convulsions des identités et des egos auxquels nous assistons aujourd’hui… » Les deux chroniqueurs présents ce soir-là sur le plateau — Jamel Arfaoui et Sofiene Ben Hamida, pour ne pas les nommer — n’en revenaient pas. L’un jouait le rôle de l’abattu, tandis que l’autre a failli sauter au cou de l’homme dont la sincérité et le degré de conviction étaient si forts qu’il donnait l’impression de se moquer de ses interlocuteurs… Médiocrité quand tu nous tiens !

Lundi 14 juillet 2014-16 ramadan 1435

Cinq ans de mariage. Je plains les couples qui vont bientôt s’unir en Tunisie où un timbre fiscal de la valeur de 30 dinars (soit 13 euros) a été promulgué pour taxer les contrats de mariage. C’est inouï, non ! Que dis-je ? Ubuesque ! Et je pèse mes mots, vu que la chose est dans Ubu Roi d’Alfred Jarry :

La salle du Conseil d’Ubu.

Père Ubu, Mère Ubu, Conseillers de finances

— Père Ubu : Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles. D’abord, nous allons faire le chapitre des finances, ensuite nous parlerons d’un petit système que j’ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.

— Un Conseiller : Fort bien, monsieur Ubu.

— Mère Ubu : Quel sot homme.

— Père Ubu : Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos sottises. Je vous disais donc, messieurs, que les finances vont passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille. De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances.

— Le Conseiller : Et les nouveaux impôts, monsieur Ubu, vont-ils bien ?

— Mère Ubu : Point du tout. L’impôt sur les mariages n’a encore produit que 11 sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier.

(Jarry, Ubu Roi, 3, VII, 1ère édition 1896, réédition Folio 2002, p. 85-86.)

Il vaut mieux en rire…

J’ignore si je pourrai aborder la question politique dans ma thèse, et pas uniquement le passé gardiste [La Garde de Fer] ou crypto-fasciste de Cioran, mais la vision et la conscience politiques qui sont nées des désillusions des années 30-40 sont extrêmement intéressantes. Mon sujet de thèse ne s’y prête pas vraiment, mais il y a peut-être moyen d’examiner le fond politique cioranien, ses analyses, leur degré de pertinence à travers la forme fragmentaire des Syllogismes de l’amertume ou De l’inconvénient d’être né, les notes prises dans les Cahiers, les essais chevronnés et néanmoins problématiques de La Tentation d’exister et d’Histoire et utopie. Une telle réflexion, qui plus est, lue un 14 juillet suscite ma curiosité :

« Chaque fois que je lis sur Luther, je comprends, mieux qu’à la lecture d’autres biographies, pourquoi je manque de trempe. Dans le conflit qui l’oppose à Cajetan à Augsbourg, je suis tantôt de son côté, tantôt du côté du légat. Celui-ci était un raffiné, un sceptique, un esprit hautement civilisé, et donc pourri — en face d’un barbare qui croyait à tout ce qu’il disait. Duplicité italienne — naïveté germanique.

La Réforme vaut largement la Révolution française. Donc, les Allemands ne sont pas si exempts d’esprit révolutionnaire. Seulement ils s’émancipèrent sur le plan spirituel bien avant de s’émanciper politiquement.

Leur rupture avec Rome, qui était pourtant inscrite dans leur nature et leur destinée, on dirait qu’ils ne s’en sont jamais remis. » (Cahiers, p. 343.)

Analyse d’une acuité et d’une lucidité singulières. Connaissances qui ne sont pas à la portée de tous. De l’histoire à la politique, en passant par la psychologie et les sciences de religion. À suivre, à interroger, à creuser…



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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