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Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma


Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février

Discours de Trump en différé: comme un air de soviétisation en Belgique francophone

La chaîne publique belge RTBF est critiquée pour avoir diffusé avec un différé le discours d’investiture du président américain. Faut-il y voir une censure ? Selon notre contributeur, la polémique démontre la stratégie de maintien de l’hégémonie culturelle et politique de la gauche francophone en Wallonie, laquelle masque ainsi ses échecs économiques et sociaux en passant son temps à lutter contre une «extrême droite» fantasmée.


La séquence a fait réagir en France, mais elle est, dans la partie francophone de Belgique (soit la Wallonie et Bruxelles), assez ordinaire. La RTBF, radio-télévision de service public, dotée chaque année par le contribuable de 300 millions d’euros, a diffusé le discours de Donald Trump… en différé. Les petits flics de la pensée voulaient « prendre le temps de l’analyse », c’est-à-dire s’assurer qu’aucun propos contraire à leur morale éculée ne soit tenu par le nouveau président des Etats-Unis. Heureusement, tentent-ils de nous rassurer, il ne s’agissait aucunement de censure. Vraiment ?

L’autre pays du cordon sanitaire

Il existe dans le plat pays, depuis les années 90, un cordon sanitaire politique doublé de son homologue médiatique : si l’on décrypte, les adversaires de la particratie, c’est-à-dire du système mis en place par les tout-puissants partis (allant des communistes du PTB aux libéraux du Mouvement réformateur), n’ont pas le droit de s’exprimer en direct ; en réalité, ils ne sont même jamais invités sur les plateaux télévisés ; vous n’y verrez donc jamais des personnalités comme Alain Destexhe (ancien sénateur intervenant régulièrement avec brio dans les médias français), Drieu Godefridi (auteur de nombreux ouvrages, sur l’impasse dans laquelle nous mène l’écologie politique notamment), Jérôme Munier (président-fondateur du parti Chez Nous) ou, plus humblement, moi-même. Nous sommes, tout simplement, ostracisés, bannis, méprisés, alors que, tant sur le fond que sur la forme, notre présence élèverait en qualité le niveau d’un débat souvent aussi plat que la morne plaine de Waterloo.

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Récemment, avec la morgue des médiocres parvenus, comme il s’en crée à tire-larigot dans les écoles de journalisme belges, Jim Nejman, rédacteur en chef de LN24, expliquait, devant une Géraldine Maillet médusée puis sur Konbini, les principes de cet accord passé entre les médias pour, je cite, « préserver les citoyens des idées non-démocratiques (…) qui tournent autour de la xénophobie, de la discrimantion et du racisme ». Jamais, en revanche, le militant politique brandissant un masque de journaliste ne donne d’exemples émanant des personnes précitées qui, en réalité, mènent le combat culturel contre le wokisme, l’immigration de masse ou la destruction de notre identité.

Une manipulation dénoncée par Pascal Praud

A contrario, guère s’émeuvent que la parole puisse être donnée, sur les ondes de la chaîne publique et dans les autres médias, à des personnalités ou des partis d’extrême gauche ou frayant avec l’islamisme. Mais faut-il s’en étonner dans un pays où, récemment, l’Ordre de Léopold a été remis à une figure politique qui avait œuvré en son temps pour la libération de celui qui deviendrait le cerveau des attentats ayant endeuillé l’Europe au mitan des années 2010 ?

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Pascal Praud, qui a relayé dans l’Hexagone l’information de la diffusion du discours de Trump en différé, a souligné que seule la Corée du Nord avait œuvré de pareille façon. Assurément, il règne depuis plusieurs décennies un air de terreur intellectuelle dans la très orwelienne Belgique francophone. Certes, les « opposants » au régime particratique ne sont pas encore emprisonnés pour leurs idées, ni jetés aux chiens. Mais ils ne peuvent plus s’y exprimer librement : outre leur invisibilisation médiatique, ils reçoivent systématiquement un arrêté d’interdiction lorsqu’ils tentent de se réunir. Le motif : atteinte possible à l’ordre public – troubles en réalité causés par les antifas aiguillonnés par les… autorités.

Dans son ouvrage le plus remarquable, dont la plongée dans l’univers carcéral étouffe le lecteur, le romancier Arthur Koestler, met en parallèle l’individu qui est quantité négligeable – le « zéro » – et le Parti qui représente l’infini. A cette aune, la Belgique francophone, si elle n’est pas encore une dictature, n’est déjà plus totalement une démocratie. Elle est même en voie de soviétisation. Pour se maintenir en place, le pouvoir en place pourra toujours compter sur la RTBF. 

Le Zéro et l'Infini

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À la caisse!

La ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, a proposé mardi sur TF1 que certains retraités contribuent davantage au financement de la protection sociale pour alléger la pression sur les actifs et garantir la pérennité de la Sécu. Cette suggestion, qui a immédiatement suscité une vive réprobation, visait simplement à adapter le système de solidarité intergénérationnelle aux défis actuels du vieillissement de la population. Les Chinois entendent dominer l’économie mondiale, les Américains conquérir Mars, le peuple français, lui, a une ambition moins flamboyante: sa retraite… Il sort de l’histoire.


L’idée d’Astrid Panosyan-Bouvet de taxer les retraités les plus aisés est-elle totalement absurde ? Tout le monde tire à vue sur la malheureuse ministre du Travail. Dans l’un des pays plus taxés du monde, on est tous d’accord, basta : on n’en peut plus d’être taxés. Sauf qu’on ne reviendra pas à un endettement supportable de façon indolore. La France s’est collectivement appauvrie. La plupart d’entre nous devront (ou doivent déjà) accepter un appauvrissement individuel. Raconter qu’on va réduire la dette en augmentant le pouvoir d’achat, c’est mentir.

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Pas nous ! Pas nous !

Tout le monde se dit d’accord pour réduire les dépenses, sauf au cas par cas par tous les bénéficiaires desdites dépenses et leurs porte-parole politiques. À chaque fois qu’on veut faire quelque chose, c’est un festival de panous panous ! Tapez plutôt, sur le voisin, s’il vous plait ! Il est impossible de toucher à l’Etat social sans déclencher hurlements et gémissements. Quant aux multiples agences et emplois publics inutiles, j’attends le gouvernement qui sortira la tronçonneuse. Pour cela, il lui faudrait une majorité au parlement, autant dire que cela n’est pas pour demain.

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En France, non contents de beaucoup taxer, on taxe mal. Si l’impôt est un instrument de politique économique comme je l’ai appris à Sciences-Po, peut-être faut-il revoir la répartition de la charge entre actifs et inactifs, pour retrouver un peu de croissance notamment.

Il ne s’agissait pas d’aligner tous les retraités…

Mais, il y a beaucoup de retraités pauvres. Raison pour laquelle il ne faut pas frapper indistinctement. La piste suggérée par Astrid Panosyan-Bouvet, sans doute discutable, peut-être pas la meilleure, prévoyait un seuil à 2000 euros de pension. Les retraités au-dessus de ce seuil ont généralement épargné, et acheté leur logement. Un excellent papier du Parisien montre que la meilleure solution serait la suppression de l’abattement de 10% pour frais professionnels (une des milles aberrations fiscales !) pour 4,6 milliards.

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Reste une réalité incontournable. Le niveau de vie moyen des inactifs est plus élevé que celui des actifs si on intègre le patrimoine. Certes, la moyenne ne rend pas compte de situations individuelles terribles. Il y a des retraités pauvres comme il y a des travailleurs pauvres. C’est un enjeu anthropologique. Tandis que les jeunes actifs doivent s’exiler des centres-villes et que beaucoup ne font pas d’enfants faute de revenus suffisants ou de logement convenable à une famille, les grandes villes sont peuplées de retraités prospères devenus un marché juteux pour l’industrie du tourisme et des loisirs.

Or, on dirait que rien n’est plus sacré en France que la retraite. C’est le seul programme consensuel parmi nos députés actuels : revenir sur une loi plutôt timide, rediscuter une réforme des retraites qui n’était pourtant pas franchement révolutionnaire. Dans notre société vieillissante, les retraités sont nombreux donc électoralement puissants. Quand nous refusons de travailler quelques mois de plus ou de percevoir un peu moins (pour ceux qui le peuvent, comme le recommande Mme Panosyan-Bouvet), nous condamnons des jeunes à payer plus de cotisations, à différer leur accession à la propriété ou leur troisième enfant.

On dit souvent que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite ses vieux. Mais un pays qui sacrifie sa jeunesse renonce à son avenir.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Écoutez Elisabeth Lévy dans la matinale.

Les vignes saignent

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Seules les vignes, dernier roman de Lolita Sene, montre à quel point le métier de vigneron peut être difficile, voire insupportable, notamment quand la jalousie s’en mêle.


Le dernier roman de Lolita Sene, Seules les vignes, aurait dû s’appeler Les Bleus de la vigne ; c’eût pu être un titre excellent tant il correspond bien, à double… titre, à ce texte percutant et parfois âcre comme un fond de cuve. Les Bleus, ce sont ces jeunes vignerons, deux couples, Nathalie et Arnaud et leurs amis, le jeune et son épouse Arielle ; ils ont tout plaqué, leur vie d’avant, leurs boulots, pour cultiver la vigne quelque part dans le Sud-Est de la France.

Arnaud : deux enfants en bas âge et des encours de crédit ; ses proches lui demandent comment il va faire. N’était-il pas plus tranquille dans la fonction publique ? Car, ce boulot est dur, très dur, même quand le vin est bon. Le temps est capricieux comme une ex-pin-up ménopausée ; un été, il fait chaud, très chaud ; celui qui suit n’est pas chaud mais torride, tropical. Puis, il se met à pleuvoir des cordes ; des cordes, oui, elles donnent même envie au jeune de se pendre… Les insectes rappliquent, le mildiou… Arrive la grêle qui ronge tout. Ajoutez à cela, les banques, Cruellas ventripotentes, qui menacent de leurs crocs dorés quand les vendanges n’ont pas été bonnes.

Méchanceté 

Ce n’est pas tout ; les vignerons et les viticulteurs se surveillent, se jalousent. Les vieux du terroir se fichent de la grappe des jeunes qui font ce qu’ils peuvent, en particulier quand ils respectent les règles sanitaires. Pendant ce temps, le vénérable Pompon et son puant tracteur déversent des saloperies sur les ceps et sur la terre. Désherbage total ; les vignobles changent de couleur et les nez des gamins saignent.

Jalousie et méchanceté, donc : « Et toi, le jeune, comment tu vas t’y prendre ? Et ils éclatent de rire, parce qu’au fond personne ne se supporte, chacun espère que l’autre sombre, jaloux de son voisin, que ce soit de ses terres, ses propriétés, son dernier tracteur hors de prix, sa manière de travailler. Alors le jeune se redresse dans son pull vert militaire, respire profondément, pour ne pas s’énerver, mais ça monte, ça monte, ça siffle dans ses oreilles à la manière d’une soupape, un autre vigneron ajoute en rigolant : en fait, toi, tu es un peu notre boussole, si toi tu t’en sors, alors nous tous, là, on doit s’en sortir ! » Sympa, non ?

Un beau texte, vrai, puissant, si sincère et terrible qu’on en viendrait presque à picoler de l’eau.

Seules les vignes, Lolita Sene ; Le Cherche Midi ; 114 p. 

« Contrepoint », pionnier du réarmement intellectuel

En mai 1970 sortait le premier numéro de la revue Contrepoint. Durant cinq années, ce trimestriel a offert un exemple d’intégrité, de rigueur et d’exigence intellectuelle à contrecourant de la doxa soixante-huitarde. Toutes ses archives sont désormais consultables en ligne.


Contrairement aux mousquetaires qui étaient quatre, eux sont trois, Georges Liebert, Patrick Devedjian et Pierre-Marie Dioudonnat. Ils se sont connus à Sciences Po, puis, ensemble, ils ont créé la revue Contrepoint. Le premier numéro paraît en mai 1970, deux ans mois pour mois après le pic des convulsions estudiantines que l’on sait. Il s’agit pour ces trois-là de « réagir face à cette pseudo révolution » qui, se prétendant une « explosion de liberté », allait se traduire dans les faits par « l’appesantissement du conformiste de gauche et d’extrême gauche qui dominait la vie intellectuelle parisienne depuis les lendemains de la guerre ». Et qui la domine encore de nos jours, serait-on tenté d’ajouter.

21 numéros

En cinq années d’existence et vingt et un numéros, la revue trimestrielle, qu’on situera dans la mouvance aronienne, s’il faut absolument la situer, aura été avant tout un sanctuaire, un conservatoire de la pensée libre, un lieu, un carrefour où seules semblaient être de rigueur l’intégrité intellectuelle et la hauteur de vue, exigences mentales que ces temps post-soixante-huitards s’ingéniaient à sacrifier, non sans succès d’ailleurs. Si la filiation aronienne est à affirmer, c’est bien en cela qu’elle doit l’être, Liebert, Devedjian et Dioudonnat ayant fait le choix – iconoclaste à l’époque – d’avoir raison avec Aron plutôt que tort avec Sartre.

L’index des quelque cent-soixante auteurs qui ont nourri Contrepoint ces cinq années à tout, pour les gens de ma génération, d’une forme de Panthéon. Ce sont, pour n’en citer que quelques-uns, André Amalric, Philippe Ariès, Raymond Aron bien sûr, Emmanuel Berl, Pierre Chaunu, Pierre Boulez, Jean Daniélou, Jacques Ellul, Alfred Fabre-Luce, Marc Fumaroli, Alfred Grosser, Jean Guitton, Emmanuel Leroy-Ladurie, Simon Leys, Alexandre Soljenitsyne, Manes Sperber, Denis de Rougemont, Pierre Nora, Patrick Modiano…

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Une diversité, une richesse qui fait que chaque livraison est à soi seule une aventure intellectuelle, un foisonnement d’approches, de sensibilités, de regards, d’idées dont la seule préoccupation semble bien avoir été la fidélité à l’intention originelle : faire front face au « réseau de plus en plus dense de conventions, de tabous et d’interdits ». Ces mots sont d’hier. Ils pourraient être du jour, assurément.

Au vrai, quoi de plus actuel que Contrepoint ? Quoi de plus nécessaire aujourd’hui que « cette entreprise d’insubordination à l’air du temps et de libre réflexion » ?

Prémonitions

Nombre de constats établis alors sont toujours d’actualité. « Chacun sait qu’au regard d’une certaine orthodoxie, depuis longtemps triomphante, il existe de bonnes et de mauvaises violences, qui font de bonnes ou de mauvaises victimes, celles qui sont utilisables et celles qui ne le sont pas. Mais il y a aussi, en fonction d’une censure impersonnelle, singulièrement puissante, les vérités qu’on doit énoncer et celles qu’il faut taire, les faits qu’il est loisible d’évoquer et ceux qu’il est inopportun de faire connaître. »

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Fort judicieusement, le premier numéro de Contrepoint traite de la jeunesse. On y lit en particulier ceci : « La jeunesse est devenue un fléau, organisée en bandes qui multiplient vols et agressions. » Il s’agissait en l’occurrence de la jeunesse florentine des débuts de la Renaissance. Ce pourrait être la nôtre en mille lieux du pays. Tout aussi pertinent et d’actualité, ce diagnostic : « Combien se révoltent parce qu’il manque à ceux qui les entourent une force assez grande pour les obliger à la reconnaître. »

Dans le dernier numéro, Henri de Bodinat livre un article titré : « Les entreprises multinationales, mythes et réalités ». Il ouvre son papier en évoquant Arnold Toynbee pour qui « la firme multinationale pourrait un jour succéder à l’État-nation comme forme d’organisation dominante ». Et l’auteur d’ajouter : « Sa prophétie rejoint celle, plus mécanique, de Perlmutter qui voit l’économie mondiale dominée par deux cents géants en 1990… » Cela est écrit dans Contrepoint, rappelons-le, en 1975.

Les archives de la revue sont désormais consultables en ligne, et gracieusement. Initiative remarquable, opportune. Maintenant peut-être plus que jamais. Ne serait-ce que pour nous rappeler qu’œuvrer en vue du réarmement intellectuel du pays n’est jamais éloigné du sort fait à Sisyphe, ce pauvre mortel condamné à pousser sans fin son satané caillou. Un défi toujours recommencé. Un défi que, nous autres à Causeur, nous nous plaisons à faire également nôtre. Tant il est exaltant.

Lire ou relire la revue Contrepoint sur : https://revuecontrepoint.fr/

LES TÊTES MOLLES - HONTE ET RUINE DE LA FRANCE

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Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Avec Harold Hyman, Eliott Mamane, Gerald Olivier et Jeremy Stubbs.


Notre dream team des spécialistes des Etats-Unis commente les premiers pas de Donald Trump à la Maison Blanche. Trump peut-il réussir complètement cette fois à « assécher le marais » (« drain the swamp ») à Washington, c’est-à-dire surmonter toutes les forces d’inertie institutionnelles qui empêchent de véritables transformations de la société? Trump pourra-t-il ainsi imposer la maîtrise des frontières, la fin de l’immigration illégale, le démantèlement des politiques de Diversité, équité et inclusivité…? A l’étranger, pourra-t-il mettre fin à la guerre au Moyen Orient et à la guerre en Ukraine? Au-delà des grandes questions nationales et internationales, nous abordons aussi des questions interplanétaires : quelle est la signification du projet martien soutenu par le nouveau président?

https://shows.acast.com/causons-le-podcast-du-magazine-causeur/episode-73-donald-trump-le-retour-premieres-mesures-et-persp

Programmes DEI enterrés: Trump passe les wokes à la poêle

Les États-Unis ne reconnaîtront désormais plus que deux sexes: masculin et féminin, définis à la naissance. Tout programme fédéral visant à promouvoir la “diversité” est immédiatement abrogé. Le commentaire de Céline Pina.


Si on s’interroge sur ce qui a motivé le vote des Américains pour un personnage aussi caricatural que peut parfois l’être Donald Trump, le décret qu’il vient de signer suspendant les employés fédéraux chargés des programmes de diversité et d’inclusion l’illustre. Là où en France, on peut se gargariser de paroles définitives sur la rupture avec l’Algérie ou sur la suppression des agences gouvernementales aussi pléthoriques qu’en partie inutiles, sans que jamais rien ne bouge, quand Donald Trump annonce ce genre de chose, il met ses déclarations à exécution. Non sans une certaine brutalité.

Fin de la DEI

C’est ainsi que signé mardi, le décret qui marque l’arrêt de fait de la promotion de la diversité, donc de la discrimination positive dans les services de l’État, prend effet dès mercredi. Cette rapidité a pour but de montrer à quel point la lutte contre l’idéologie woke est au cœur de la matrice trumpienne. Trump a compris que le wokisme générait une réaction de rejet anthropologique très forte qui lui a permis d’élargir sa base électorale et d’être crédité d’une forme de rationalité, rendant acceptable sa personnalité explosive. Cela explique l’insistance sur la question de l’existence de deux sexes lors du discours présidentiel. S’il a pu être vécu comme curieux ici, ce passage est pourtant fondamental, il marque le retour affiché d’une forme de bon sens crédité de populaire face aux excès de vertu du puritanisme woke, associé, lui, à un élitisme perverti. Ce retour au réel marque les esprits. Là où la discrimination positive s’est transformée en entreprise de culpabilisation et de mise en accusation des Blancs notamment, Donald Trump, en s’attaquant à cette vision idéologique retourne aux sources d’une Amérique melting pot où n’importe qui peut changer son destin par son travail ou son mérite, et pas parce qu’un groupe ethnique prédéfini et vu comme favorisé le lui devrait au nom de souffrances passées.

Si les excès de ces politiques les avaient rendues difficilement défendables, il n’en reste pas moins qu’il y a chez Donald Trump un mépris palpable pour ceux qu’il considère comme des minorités, ce qui dans sa bouche résonne souvent comme « inférieurs ». Sa façon de considérer les femmes, les homosexuels, les migrants est souvent rabaissante et vulgaire. Il y a une dimension de violence chez le président américain qui interroge, mais c’est aussi cette dimension-là qui le rend crédible. Les peuples occidentaux voient se dresser en face d’eux des dirigeants impérialistes aussi dangereux que déterminés, les Erdogan, Poutine, Xi Jinping remettent au goût du jour la violence politique, la conquête territoriale, l’agression militaire tandis que l’islamisme fanatise une partie des masses musulmanes, chez nous comme ailleurs, remettant en cause notre civilisation.

Part de folie

Dans un tel cadre, qui est crédible quand il s’agit de tordre le bras au Hamas ou de s’opposer à Vladimir Poutine ? Les technocrates qui nous servent de dirigeants ou Donald Trump ? Qui est crédible quand il menace ou négocie, Trump ou Biden ? Qui est capable de tenir un rapport de force dans un monde de plus en plus menaçant ? C’est à cette question-là que les électeurs américains ont répondu. Ils connaissent les limites et la part de folie de Trump, mais s’ils ont mis de côté l’histoire du Capitole, c’est parce que cela les inquiétait moins que le monde fictionnel, délirant et finalement oppressant qu’a fait naitre sur les campus, dans les administrations et les entreprises, l’idéologie woke aux États-Unis. Une idéologie qui se répand justement à travers ces programmes de diversité et qui s’appuie sur la négation du mérite individuel au profit de l’appartenance ethnique. Une politique qui excite le ressentiment et la victimisation puisque c’est au nom d’une oppression subie que sont octroyés des avantages raciaux. Reconnaitre que la situation s’améliore et que l’égalité progresse mettrait fin à ces avantages. La marche vers l’égalité est donc censée être un objectif, mais il est nécessaire que celui-ci ne soit jamais atteint pour préserver l’avantage compétitif que constitue la discrimination positive, ce qui aboutit à entretenir fractures sociales et haine raciale.

Et en France ne direz-vous ? Avons-nous ce type de programme ? Bien sûr, nous ratons rarement l’occasion d’importer ce qu’il y a de pire aux États-Unis chez nous. Nous avons donc ouvert, notamment au sein de l’Université, des petits dominions d’inquisition. Car derrière le joli mot de « diversité », fort peu inclusif au demeurant puisqu’il exclut les blancs, se cache une réalité de mise en accusation de « racisme systémique ». Ce type de service est ainsi censé répondre au racisme inconscient qui régnerait dans la société et les administrations. Il doit donc révéler les intentions cachées derrière les programmes et recrutements, montrer leur dimension raciste et excluante et proposer des mesures. C’est un statut qui peut assez rapidement donner lieu à des comportements de commissaire politique et à une prise de pouvoir au sein des Conseils d’administration. Cette prise de pouvoir se faisant par le biais de la morale et de la lutte anti-raciste, je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient la combattre.

En France, une autre menace

Mais chez nous, derrière ces programmes se profile une réalité bien plus inquiétante que le wokisme, il s’agit de l’islamisme. Les woke ne sont qu’un cheval de Troie pour eux. Ce qui les intéresse derrière le discours sur le racisme systémique, c’est la critique absolue de la civilisation occidentale présentée comme un leurre : si elle a échoué à combattre le racisme, c’est parce que cette société l’est par nature et ne peut s’en guérir. Elle peut juste faire pénitence, renoncer à ce qu’elle est, se convertir… C’est dans cette faille que s’engouffre l’islamisme, expliquant aux musulmans qu’ils ne peuvent rien attendre d’une telle société car elle ne peut s’améliorer qu’en s’autodétruisant. Cela explique pourquoi les conférences militantes sur l’islamophobie, qui font régulièrement scandale à l’université, sont souvent associées aux programmes d’inclusion et de diversité. Il s’agit ici de faire valider scientifiquement un discours sur la persécution des musulmans et l’islamophobie régnant en Europe. Cela paralyse l’action des pouvoirs publics, incités à donner des gages aux islamistes en espérant rallier les musulmans et enferme des populations ghettoïsées dans un discours de haine qui ne les aide pas à trouver leur place et donc leur semble confirmer la lecture très sombre des islamistes.

Alors gagnerions-nous à nous attaquer également à ces programmes ? Probablement lorsqu’ils sont fondés sur des bases raciales ou confessionnelles. En revanche, le travail sur l’égalité, lui, n’est pas terminé et la question de la prise en compte du handicap, de la maladie et des inégalités persistantes selon le sexe ou la pratique sexuelle ne méritent pas d’être abandonnées. Quant aux agences gouvernementales, qui réussissent souvent à être aussi inutiles que dispendieuses, un grand ménage doit être fait, mais un peu de discernement ne nuit pas. Si la suppression du Pass culture ou du Défenseur des droits serait un plus, la disparition de l’Autorité de Sûreté Nucléaire serait plus discutable, par exemple.

Mais la question ne se pose pas, un pouvoir sans majorité n’a probablement pas la puissance requise pour s’attaquer à des dossiers aussi explosifs politiquement. Un pouvoir faible se caractérise par son impuissance, c’est exactement l’inverse qu’a montré Donald Trump en mettant en scène la signature de ces décrets qui font tant parler.

Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

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© Frédéric Reglain / Gamma Rapho

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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© Vincent Pontet / Opéra de Paris

Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma

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Spectateurs ! d'Arnaud Desplechin (2025) © Les films du losange

Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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"Grand-peur et misère du IIIe Reich" de Bertolt Brecht, mise en scène Julie Duclos, théâtre de l'Odéon © Simon Gosselin

Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février

Discours de Trump en différé: comme un air de soviétisation en Belgique francophone

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DR.

La chaîne publique belge RTBF est critiquée pour avoir diffusé avec un différé le discours d’investiture du président américain. Faut-il y voir une censure ? Selon notre contributeur, la polémique démontre la stratégie de maintien de l’hégémonie culturelle et politique de la gauche francophone en Wallonie, laquelle masque ainsi ses échecs économiques et sociaux en passant son temps à lutter contre une «extrême droite» fantasmée.


La séquence a fait réagir en France, mais elle est, dans la partie francophone de Belgique (soit la Wallonie et Bruxelles), assez ordinaire. La RTBF, radio-télévision de service public, dotée chaque année par le contribuable de 300 millions d’euros, a diffusé le discours de Donald Trump… en différé. Les petits flics de la pensée voulaient « prendre le temps de l’analyse », c’est-à-dire s’assurer qu’aucun propos contraire à leur morale éculée ne soit tenu par le nouveau président des Etats-Unis. Heureusement, tentent-ils de nous rassurer, il ne s’agissait aucunement de censure. Vraiment ?

L’autre pays du cordon sanitaire

Il existe dans le plat pays, depuis les années 90, un cordon sanitaire politique doublé de son homologue médiatique : si l’on décrypte, les adversaires de la particratie, c’est-à-dire du système mis en place par les tout-puissants partis (allant des communistes du PTB aux libéraux du Mouvement réformateur), n’ont pas le droit de s’exprimer en direct ; en réalité, ils ne sont même jamais invités sur les plateaux télévisés ; vous n’y verrez donc jamais des personnalités comme Alain Destexhe (ancien sénateur intervenant régulièrement avec brio dans les médias français), Drieu Godefridi (auteur de nombreux ouvrages, sur l’impasse dans laquelle nous mène l’écologie politique notamment), Jérôme Munier (président-fondateur du parti Chez Nous) ou, plus humblement, moi-même. Nous sommes, tout simplement, ostracisés, bannis, méprisés, alors que, tant sur le fond que sur la forme, notre présence élèverait en qualité le niveau d’un débat souvent aussi plat que la morne plaine de Waterloo.

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Récemment, avec la morgue des médiocres parvenus, comme il s’en crée à tire-larigot dans les écoles de journalisme belges, Jim Nejman, rédacteur en chef de LN24, expliquait, devant une Géraldine Maillet médusée puis sur Konbini, les principes de cet accord passé entre les médias pour, je cite, « préserver les citoyens des idées non-démocratiques (…) qui tournent autour de la xénophobie, de la discrimantion et du racisme ». Jamais, en revanche, le militant politique brandissant un masque de journaliste ne donne d’exemples émanant des personnes précitées qui, en réalité, mènent le combat culturel contre le wokisme, l’immigration de masse ou la destruction de notre identité.

Une manipulation dénoncée par Pascal Praud

A contrario, guère s’émeuvent que la parole puisse être donnée, sur les ondes de la chaîne publique et dans les autres médias, à des personnalités ou des partis d’extrême gauche ou frayant avec l’islamisme. Mais faut-il s’en étonner dans un pays où, récemment, l’Ordre de Léopold a été remis à une figure politique qui avait œuvré en son temps pour la libération de celui qui deviendrait le cerveau des attentats ayant endeuillé l’Europe au mitan des années 2010 ?

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Pascal Praud, qui a relayé dans l’Hexagone l’information de la diffusion du discours de Trump en différé, a souligné que seule la Corée du Nord avait œuvré de pareille façon. Assurément, il règne depuis plusieurs décennies un air de terreur intellectuelle dans la très orwelienne Belgique francophone. Certes, les « opposants » au régime particratique ne sont pas encore emprisonnés pour leurs idées, ni jetés aux chiens. Mais ils ne peuvent plus s’y exprimer librement : outre leur invisibilisation médiatique, ils reçoivent systématiquement un arrêté d’interdiction lorsqu’ils tentent de se réunir. Le motif : atteinte possible à l’ordre public – troubles en réalité causés par les antifas aiguillonnés par les… autorités.

Dans son ouvrage le plus remarquable, dont la plongée dans l’univers carcéral étouffe le lecteur, le romancier Arthur Koestler, met en parallèle l’individu qui est quantité négligeable – le « zéro » – et le Parti qui représente l’infini. A cette aune, la Belgique francophone, si elle n’est pas encore une dictature, n’est déjà plus totalement une démocratie. Elle est même en voie de soviétisation. Pour se maintenir en place, le pouvoir en place pourra toujours compter sur la RTBF. 

Le Zéro et l'Infini

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À la caisse!

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La ministre du Travail Astrid Panosyan-Bouvet, Questions au gouvernement, Assemblée nationale, 21 janvier 2025 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

La ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, a proposé mardi sur TF1 que certains retraités contribuent davantage au financement de la protection sociale pour alléger la pression sur les actifs et garantir la pérennité de la Sécu. Cette suggestion, qui a immédiatement suscité une vive réprobation, visait simplement à adapter le système de solidarité intergénérationnelle aux défis actuels du vieillissement de la population. Les Chinois entendent dominer l’économie mondiale, les Américains conquérir Mars, le peuple français, lui, a une ambition moins flamboyante: sa retraite… Il sort de l’histoire.


L’idée d’Astrid Panosyan-Bouvet de taxer les retraités les plus aisés est-elle totalement absurde ? Tout le monde tire à vue sur la malheureuse ministre du Travail. Dans l’un des pays plus taxés du monde, on est tous d’accord, basta : on n’en peut plus d’être taxés. Sauf qu’on ne reviendra pas à un endettement supportable de façon indolore. La France s’est collectivement appauvrie. La plupart d’entre nous devront (ou doivent déjà) accepter un appauvrissement individuel. Raconter qu’on va réduire la dette en augmentant le pouvoir d’achat, c’est mentir.

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Pas nous ! Pas nous !

Tout le monde se dit d’accord pour réduire les dépenses, sauf au cas par cas par tous les bénéficiaires desdites dépenses et leurs porte-parole politiques. À chaque fois qu’on veut faire quelque chose, c’est un festival de panous panous ! Tapez plutôt, sur le voisin, s’il vous plait ! Il est impossible de toucher à l’Etat social sans déclencher hurlements et gémissements. Quant aux multiples agences et emplois publics inutiles, j’attends le gouvernement qui sortira la tronçonneuse. Pour cela, il lui faudrait une majorité au parlement, autant dire que cela n’est pas pour demain.

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En France, non contents de beaucoup taxer, on taxe mal. Si l’impôt est un instrument de politique économique comme je l’ai appris à Sciences-Po, peut-être faut-il revoir la répartition de la charge entre actifs et inactifs, pour retrouver un peu de croissance notamment.

Il ne s’agissait pas d’aligner tous les retraités…

Mais, il y a beaucoup de retraités pauvres. Raison pour laquelle il ne faut pas frapper indistinctement. La piste suggérée par Astrid Panosyan-Bouvet, sans doute discutable, peut-être pas la meilleure, prévoyait un seuil à 2000 euros de pension. Les retraités au-dessus de ce seuil ont généralement épargné, et acheté leur logement. Un excellent papier du Parisien montre que la meilleure solution serait la suppression de l’abattement de 10% pour frais professionnels (une des milles aberrations fiscales !) pour 4,6 milliards.

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Reste une réalité incontournable. Le niveau de vie moyen des inactifs est plus élevé que celui des actifs si on intègre le patrimoine. Certes, la moyenne ne rend pas compte de situations individuelles terribles. Il y a des retraités pauvres comme il y a des travailleurs pauvres. C’est un enjeu anthropologique. Tandis que les jeunes actifs doivent s’exiler des centres-villes et que beaucoup ne font pas d’enfants faute de revenus suffisants ou de logement convenable à une famille, les grandes villes sont peuplées de retraités prospères devenus un marché juteux pour l’industrie du tourisme et des loisirs.

Or, on dirait que rien n’est plus sacré en France que la retraite. C’est le seul programme consensuel parmi nos députés actuels : revenir sur une loi plutôt timide, rediscuter une réforme des retraites qui n’était pourtant pas franchement révolutionnaire. Dans notre société vieillissante, les retraités sont nombreux donc électoralement puissants. Quand nous refusons de travailler quelques mois de plus ou de percevoir un peu moins (pour ceux qui le peuvent, comme le recommande Mme Panosyan-Bouvet), nous condamnons des jeunes à payer plus de cotisations, à différer leur accession à la propriété ou leur troisième enfant.

On dit souvent que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite ses vieux. Mais un pays qui sacrifie sa jeunesse renonce à son avenir.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Écoutez Elisabeth Lévy dans la matinale.

Les vignes saignent

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La romancière Lolita Sene © Olivier Roller

Seules les vignes, dernier roman de Lolita Sene, montre à quel point le métier de vigneron peut être difficile, voire insupportable, notamment quand la jalousie s’en mêle.


Le dernier roman de Lolita Sene, Seules les vignes, aurait dû s’appeler Les Bleus de la vigne ; c’eût pu être un titre excellent tant il correspond bien, à double… titre, à ce texte percutant et parfois âcre comme un fond de cuve. Les Bleus, ce sont ces jeunes vignerons, deux couples, Nathalie et Arnaud et leurs amis, le jeune et son épouse Arielle ; ils ont tout plaqué, leur vie d’avant, leurs boulots, pour cultiver la vigne quelque part dans le Sud-Est de la France.

Arnaud : deux enfants en bas âge et des encours de crédit ; ses proches lui demandent comment il va faire. N’était-il pas plus tranquille dans la fonction publique ? Car, ce boulot est dur, très dur, même quand le vin est bon. Le temps est capricieux comme une ex-pin-up ménopausée ; un été, il fait chaud, très chaud ; celui qui suit n’est pas chaud mais torride, tropical. Puis, il se met à pleuvoir des cordes ; des cordes, oui, elles donnent même envie au jeune de se pendre… Les insectes rappliquent, le mildiou… Arrive la grêle qui ronge tout. Ajoutez à cela, les banques, Cruellas ventripotentes, qui menacent de leurs crocs dorés quand les vendanges n’ont pas été bonnes.

Méchanceté 

Ce n’est pas tout ; les vignerons et les viticulteurs se surveillent, se jalousent. Les vieux du terroir se fichent de la grappe des jeunes qui font ce qu’ils peuvent, en particulier quand ils respectent les règles sanitaires. Pendant ce temps, le vénérable Pompon et son puant tracteur déversent des saloperies sur les ceps et sur la terre. Désherbage total ; les vignobles changent de couleur et les nez des gamins saignent.

Jalousie et méchanceté, donc : « Et toi, le jeune, comment tu vas t’y prendre ? Et ils éclatent de rire, parce qu’au fond personne ne se supporte, chacun espère que l’autre sombre, jaloux de son voisin, que ce soit de ses terres, ses propriétés, son dernier tracteur hors de prix, sa manière de travailler. Alors le jeune se redresse dans son pull vert militaire, respire profondément, pour ne pas s’énerver, mais ça monte, ça monte, ça siffle dans ses oreilles à la manière d’une soupape, un autre vigneron ajoute en rigolant : en fait, toi, tu es un peu notre boussole, si toi tu t’en sors, alors nous tous, là, on doit s’en sortir ! » Sympa, non ?

Un beau texte, vrai, puissant, si sincère et terrible qu’on en viendrait presque à picoler de l’eau.

Seules les vignes, Lolita Sene ; Le Cherche Midi ; 114 p. 

Seules les vignes

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« Contrepoint », pionnier du réarmement intellectuel

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DR.

En mai 1970 sortait le premier numéro de la revue Contrepoint. Durant cinq années, ce trimestriel a offert un exemple d’intégrité, de rigueur et d’exigence intellectuelle à contrecourant de la doxa soixante-huitarde. Toutes ses archives sont désormais consultables en ligne.


Contrairement aux mousquetaires qui étaient quatre, eux sont trois, Georges Liebert, Patrick Devedjian et Pierre-Marie Dioudonnat. Ils se sont connus à Sciences Po, puis, ensemble, ils ont créé la revue Contrepoint. Le premier numéro paraît en mai 1970, deux ans mois pour mois après le pic des convulsions estudiantines que l’on sait. Il s’agit pour ces trois-là de « réagir face à cette pseudo révolution » qui, se prétendant une « explosion de liberté », allait se traduire dans les faits par « l’appesantissement du conformiste de gauche et d’extrême gauche qui dominait la vie intellectuelle parisienne depuis les lendemains de la guerre ». Et qui la domine encore de nos jours, serait-on tenté d’ajouter.

21 numéros

En cinq années d’existence et vingt et un numéros, la revue trimestrielle, qu’on situera dans la mouvance aronienne, s’il faut absolument la situer, aura été avant tout un sanctuaire, un conservatoire de la pensée libre, un lieu, un carrefour où seules semblaient être de rigueur l’intégrité intellectuelle et la hauteur de vue, exigences mentales que ces temps post-soixante-huitards s’ingéniaient à sacrifier, non sans succès d’ailleurs. Si la filiation aronienne est à affirmer, c’est bien en cela qu’elle doit l’être, Liebert, Devedjian et Dioudonnat ayant fait le choix – iconoclaste à l’époque – d’avoir raison avec Aron plutôt que tort avec Sartre.

L’index des quelque cent-soixante auteurs qui ont nourri Contrepoint ces cinq années à tout, pour les gens de ma génération, d’une forme de Panthéon. Ce sont, pour n’en citer que quelques-uns, André Amalric, Philippe Ariès, Raymond Aron bien sûr, Emmanuel Berl, Pierre Chaunu, Pierre Boulez, Jean Daniélou, Jacques Ellul, Alfred Fabre-Luce, Marc Fumaroli, Alfred Grosser, Jean Guitton, Emmanuel Leroy-Ladurie, Simon Leys, Alexandre Soljenitsyne, Manes Sperber, Denis de Rougemont, Pierre Nora, Patrick Modiano…

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Une diversité, une richesse qui fait que chaque livraison est à soi seule une aventure intellectuelle, un foisonnement d’approches, de sensibilités, de regards, d’idées dont la seule préoccupation semble bien avoir été la fidélité à l’intention originelle : faire front face au « réseau de plus en plus dense de conventions, de tabous et d’interdits ». Ces mots sont d’hier. Ils pourraient être du jour, assurément.

Au vrai, quoi de plus actuel que Contrepoint ? Quoi de plus nécessaire aujourd’hui que « cette entreprise d’insubordination à l’air du temps et de libre réflexion » ?

Prémonitions

Nombre de constats établis alors sont toujours d’actualité. « Chacun sait qu’au regard d’une certaine orthodoxie, depuis longtemps triomphante, il existe de bonnes et de mauvaises violences, qui font de bonnes ou de mauvaises victimes, celles qui sont utilisables et celles qui ne le sont pas. Mais il y a aussi, en fonction d’une censure impersonnelle, singulièrement puissante, les vérités qu’on doit énoncer et celles qu’il faut taire, les faits qu’il est loisible d’évoquer et ceux qu’il est inopportun de faire connaître. »

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Fort judicieusement, le premier numéro de Contrepoint traite de la jeunesse. On y lit en particulier ceci : « La jeunesse est devenue un fléau, organisée en bandes qui multiplient vols et agressions. » Il s’agissait en l’occurrence de la jeunesse florentine des débuts de la Renaissance. Ce pourrait être la nôtre en mille lieux du pays. Tout aussi pertinent et d’actualité, ce diagnostic : « Combien se révoltent parce qu’il manque à ceux qui les entourent une force assez grande pour les obliger à la reconnaître. »

Dans le dernier numéro, Henri de Bodinat livre un article titré : « Les entreprises multinationales, mythes et réalités ». Il ouvre son papier en évoquant Arnold Toynbee pour qui « la firme multinationale pourrait un jour succéder à l’État-nation comme forme d’organisation dominante ». Et l’auteur d’ajouter : « Sa prophétie rejoint celle, plus mécanique, de Perlmutter qui voit l’économie mondiale dominée par deux cents géants en 1990… » Cela est écrit dans Contrepoint, rappelons-le, en 1975.

Les archives de la revue sont désormais consultables en ligne, et gracieusement. Initiative remarquable, opportune. Maintenant peut-être plus que jamais. Ne serait-ce que pour nous rappeler qu’œuvrer en vue du réarmement intellectuel du pays n’est jamais éloigné du sort fait à Sisyphe, ce pauvre mortel condamné à pousser sans fin son satané caillou. Un défi toujours recommencé. Un défi que, nous autres à Causeur, nous nous plaisons à faire également nôtre. Tant il est exaltant.

Lire ou relire la revue Contrepoint sur : https://revuecontrepoint.fr/

LES TÊTES MOLLES - HONTE ET RUINE DE LA FRANCE

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Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Le président élu Donald Trump dans la salle de contrôle avant le lancement du sixième vol d'essai de la fusée SpaceX Starship, le mardi 19 novembre 2024 à Brownsville, Texas © Brandon Bell/AP/SIPA

Avec Harold Hyman, Eliott Mamane, Gerald Olivier et Jeremy Stubbs.


Notre dream team des spécialistes des Etats-Unis commente les premiers pas de Donald Trump à la Maison Blanche. Trump peut-il réussir complètement cette fois à « assécher le marais » (« drain the swamp ») à Washington, c’est-à-dire surmonter toutes les forces d’inertie institutionnelles qui empêchent de véritables transformations de la société? Trump pourra-t-il ainsi imposer la maîtrise des frontières, la fin de l’immigration illégale, le démantèlement des politiques de Diversité, équité et inclusivité…? A l’étranger, pourra-t-il mettre fin à la guerre au Moyen Orient et à la guerre en Ukraine? Au-delà des grandes questions nationales et internationales, nous abordons aussi des questions interplanétaires : quelle est la signification du projet martien soutenu par le nouveau président?

https://shows.acast.com/causons-le-podcast-du-magazine-causeur/episode-73-donald-trump-le-retour-premieres-mesures-et-persp

Programmes DEI enterrés: Trump passe les wokes à la poêle

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La présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi et d'autres membres du Congrès, s'agenouillent et observent une minute de silence au Capitole, le lundi 8 juin 2020 à Washington, lisant les noms de George Floyd et d'autres personnes tuées lors d'interactions avec la police © Manuel Balce Ceneta/AP/SIPA

Les États-Unis ne reconnaîtront désormais plus que deux sexes: masculin et féminin, définis à la naissance. Tout programme fédéral visant à promouvoir la “diversité” est immédiatement abrogé. Le commentaire de Céline Pina.


Si on s’interroge sur ce qui a motivé le vote des Américains pour un personnage aussi caricatural que peut parfois l’être Donald Trump, le décret qu’il vient de signer suspendant les employés fédéraux chargés des programmes de diversité et d’inclusion l’illustre. Là où en France, on peut se gargariser de paroles définitives sur la rupture avec l’Algérie ou sur la suppression des agences gouvernementales aussi pléthoriques qu’en partie inutiles, sans que jamais rien ne bouge, quand Donald Trump annonce ce genre de chose, il met ses déclarations à exécution. Non sans une certaine brutalité.

Fin de la DEI

C’est ainsi que signé mardi, le décret qui marque l’arrêt de fait de la promotion de la diversité, donc de la discrimination positive dans les services de l’État, prend effet dès mercredi. Cette rapidité a pour but de montrer à quel point la lutte contre l’idéologie woke est au cœur de la matrice trumpienne. Trump a compris que le wokisme générait une réaction de rejet anthropologique très forte qui lui a permis d’élargir sa base électorale et d’être crédité d’une forme de rationalité, rendant acceptable sa personnalité explosive. Cela explique l’insistance sur la question de l’existence de deux sexes lors du discours présidentiel. S’il a pu être vécu comme curieux ici, ce passage est pourtant fondamental, il marque le retour affiché d’une forme de bon sens crédité de populaire face aux excès de vertu du puritanisme woke, associé, lui, à un élitisme perverti. Ce retour au réel marque les esprits. Là où la discrimination positive s’est transformée en entreprise de culpabilisation et de mise en accusation des Blancs notamment, Donald Trump, en s’attaquant à cette vision idéologique retourne aux sources d’une Amérique melting pot où n’importe qui peut changer son destin par son travail ou son mérite, et pas parce qu’un groupe ethnique prédéfini et vu comme favorisé le lui devrait au nom de souffrances passées.

Si les excès de ces politiques les avaient rendues difficilement défendables, il n’en reste pas moins qu’il y a chez Donald Trump un mépris palpable pour ceux qu’il considère comme des minorités, ce qui dans sa bouche résonne souvent comme « inférieurs ». Sa façon de considérer les femmes, les homosexuels, les migrants est souvent rabaissante et vulgaire. Il y a une dimension de violence chez le président américain qui interroge, mais c’est aussi cette dimension-là qui le rend crédible. Les peuples occidentaux voient se dresser en face d’eux des dirigeants impérialistes aussi dangereux que déterminés, les Erdogan, Poutine, Xi Jinping remettent au goût du jour la violence politique, la conquête territoriale, l’agression militaire tandis que l’islamisme fanatise une partie des masses musulmanes, chez nous comme ailleurs, remettant en cause notre civilisation.

Part de folie

Dans un tel cadre, qui est crédible quand il s’agit de tordre le bras au Hamas ou de s’opposer à Vladimir Poutine ? Les technocrates qui nous servent de dirigeants ou Donald Trump ? Qui est crédible quand il menace ou négocie, Trump ou Biden ? Qui est capable de tenir un rapport de force dans un monde de plus en plus menaçant ? C’est à cette question-là que les électeurs américains ont répondu. Ils connaissent les limites et la part de folie de Trump, mais s’ils ont mis de côté l’histoire du Capitole, c’est parce que cela les inquiétait moins que le monde fictionnel, délirant et finalement oppressant qu’a fait naitre sur les campus, dans les administrations et les entreprises, l’idéologie woke aux États-Unis. Une idéologie qui se répand justement à travers ces programmes de diversité et qui s’appuie sur la négation du mérite individuel au profit de l’appartenance ethnique. Une politique qui excite le ressentiment et la victimisation puisque c’est au nom d’une oppression subie que sont octroyés des avantages raciaux. Reconnaitre que la situation s’améliore et que l’égalité progresse mettrait fin à ces avantages. La marche vers l’égalité est donc censée être un objectif, mais il est nécessaire que celui-ci ne soit jamais atteint pour préserver l’avantage compétitif que constitue la discrimination positive, ce qui aboutit à entretenir fractures sociales et haine raciale.

Et en France ne direz-vous ? Avons-nous ce type de programme ? Bien sûr, nous ratons rarement l’occasion d’importer ce qu’il y a de pire aux États-Unis chez nous. Nous avons donc ouvert, notamment au sein de l’Université, des petits dominions d’inquisition. Car derrière le joli mot de « diversité », fort peu inclusif au demeurant puisqu’il exclut les blancs, se cache une réalité de mise en accusation de « racisme systémique ». Ce type de service est ainsi censé répondre au racisme inconscient qui régnerait dans la société et les administrations. Il doit donc révéler les intentions cachées derrière les programmes et recrutements, montrer leur dimension raciste et excluante et proposer des mesures. C’est un statut qui peut assez rapidement donner lieu à des comportements de commissaire politique et à une prise de pouvoir au sein des Conseils d’administration. Cette prise de pouvoir se faisant par le biais de la morale et de la lutte anti-raciste, je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient la combattre.

En France, une autre menace

Mais chez nous, derrière ces programmes se profile une réalité bien plus inquiétante que le wokisme, il s’agit de l’islamisme. Les woke ne sont qu’un cheval de Troie pour eux. Ce qui les intéresse derrière le discours sur le racisme systémique, c’est la critique absolue de la civilisation occidentale présentée comme un leurre : si elle a échoué à combattre le racisme, c’est parce que cette société l’est par nature et ne peut s’en guérir. Elle peut juste faire pénitence, renoncer à ce qu’elle est, se convertir… C’est dans cette faille que s’engouffre l’islamisme, expliquant aux musulmans qu’ils ne peuvent rien attendre d’une telle société car elle ne peut s’améliorer qu’en s’autodétruisant. Cela explique pourquoi les conférences militantes sur l’islamophobie, qui font régulièrement scandale à l’université, sont souvent associées aux programmes d’inclusion et de diversité. Il s’agit ici de faire valider scientifiquement un discours sur la persécution des musulmans et l’islamophobie régnant en Europe. Cela paralyse l’action des pouvoirs publics, incités à donner des gages aux islamistes en espérant rallier les musulmans et enferme des populations ghettoïsées dans un discours de haine qui ne les aide pas à trouver leur place et donc leur semble confirmer la lecture très sombre des islamistes.

Alors gagnerions-nous à nous attaquer également à ces programmes ? Probablement lorsqu’ils sont fondés sur des bases raciales ou confessionnelles. En revanche, le travail sur l’égalité, lui, n’est pas terminé et la question de la prise en compte du handicap, de la maladie et des inégalités persistantes selon le sexe ou la pratique sexuelle ne méritent pas d’être abandonnées. Quant aux agences gouvernementales, qui réussissent souvent à être aussi inutiles que dispendieuses, un grand ménage doit être fait, mais un peu de discernement ne nuit pas. Si la suppression du Pass culture ou du Défenseur des droits serait un plus, la disparition de l’Autorité de Sûreté Nucléaire serait plus discutable, par exemple.

Mais la question ne se pose pas, un pouvoir sans majorité n’a probablement pas la puissance requise pour s’attaquer à des dossiers aussi explosifs politiquement. Un pouvoir faible se caractérise par son impuissance, c’est exactement l’inverse qu’a montré Donald Trump en mettant en scène la signature de ces décrets qui font tant parler.