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Ni Friedman, ni Keynes


Ni Friedman, ni Keynes

La crise que nous vivons n’a pas encore ses chansonnettes mais elle a déjà sa mythologie avec ses bons, ses brutes et ses truands. Selon la légende qui est en train de gagner l’opinion publique, depuis 1945 notre existence s’écoulait doucement sous le giron de l’Etat-providence quand soudain, au bout de la rue principale de notre petite ville pépère, surgirent les trois cavaliers de l’apocalypse : Milton Friedman, Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Par obstination et cupidité, ces trois là ont tout détruit sur leur passage. Avec leurs armées de traders, actionnaires, conseillers en stratégie et autres titulaires de MBA, ils se sont emparés de la richesse des peuples et ont piétiné leurs acquis sociaux. Ainsi commença la trentaine désastreuse, l’ère de l’argent-roi et du marché-dieu. Puis notre pouvoir d’achat, à nous les vrais gens, dégringola.

L’heure de la vérité a enfin sonné. Les masques sont tombés, et l’heure est venue de se lever comme un seul homme contre les Dark Vador de la planète noire « CAC 40 » (ou caca-rente comme l’a dit récemment l’auteur d’un Dictionnaire des gros mots cachés dans les mots).

Sauf qu’il suffit de feuilleter quelques journaux de 1977 (année de la sortie de Star Wars), pour se rendre à l’évidence : le modèle économique de l’après-guerre, malgré son « keynésianisme » considéré aujourd’hui comme la panacée universelle et une vérité révélée, a fait naufrage – en grande partie à cause de l’excès de keynésianisme de même que celui qui lui a succédé s’est planté pour excès de libéral-monétarisme. Certes, la crise pétrolière d’octobre 1973 est aussi passée par là : mais elle a révélé les faiblesses su système plus qu’elle ne les a créées.

Le chômage, OVNI méconnu dans les années 1960, est passé en France de 3 % (690.000) en 1974 à 7 % (1.500 000) en 1981, pour devenir un enjeu central du débat politique. Ces années furent si terribles qu’en 1979, Jean Fourastié appela les trois décennies qui les avaient précédées les Trente glorieuses, un peu comme les années 1900 étaient devenues une Belle époque après 14-18. Il est toujours joli, le temps passé, surtout au lendemain d’un désastre. Il suffit de se remémorer le sort des ouvriers de Renault dans les années 1960-1970 pour comprendre qu’il y a une certaine incongruité à faire passer cette époque pour un âge d’or.

Bien avant la mondialisation et la délocalisation, le chômage, les déficits et l’inflation des années 1970 avaient révélé que le modèle économique et social (le capitalisme syndicalo-étatique) était à bout de souffle. Trop lourd financièrement, sclérosé et sclérosant, il a obligé les gouvernements à recourir massivement à l’emprunt pour financer non pas les investissements à long terme mais les dépenses courantes et les transferts sociaux. En clair, le nouveau modèle économique est né non pas de la cupidité de certains acteurs, mais tout simplement de la décrépitude de son prédécesseur (et aussi, comme l’a parfaitement expliqué Gauchet de l’incapacité des élites françaises à s’adapter à la nouvelle configuration planétaire).

Une fois la reconstruction de l’après-guerre achevée et le différentiel des niveaux de vie entre les deux rives de l’Atlantique résorbé, il a bien fallu trouver d’autres gisements de croissance. Deux directions ont été explorées, les gains de productivité dans la production et l’invention de nouveaux modes de financement. Ainsi est né le « capitalisme financier ». En matière de production, le nouveau modèle reposait sur la sous-traitance de certaines activités et la mise en concurrence généralisée. Pour le financement, l’idée était de faciliter la rencontre entre les investisseurs et les projets projet-capital tout en réduisant les risques, à travers de nouveaux produits financiers de plus en plus sophistiqués et de plus en plus abstraits.

Prenons l’exemple simple d’un constructeur automobile dans les années 1970. Tout le monde, du vigile au PDG, est salarié de la même boîte et tous les composants – du rétroviseur au châssis en passant par les sièges – sont fabriqués en interne. Quand cette entreprise tombe gravement malade autour de 1980, on trouve en tâtonnant la solution de la sous-traitance. L’atelier des sièges, devenu une société anonyme indépendante, peut fournir d’autres constructeurs, étendre ses compétences aux sièges pour avions de lignes, il peut même fabriquer des jardinières s’il y trouve son compte. Mais outre les dégâts sociaux qu’elles engendrent (on demande à des régions entières de changer de vie) ces restructurations demandent d’énormes volumes de capitaux. D’où la création de nouveaux produits et de nouveaux marchés qui sont à leur tour emportés par leur propre logique.

Dans cette nouvelle configuration des forces, ce sont les managers qui prennent le pouvoir et qui, instaurent la logique d’entreprise (c’est-à-dire du profit), là où elle est nécessaire, mais aussi, de plus en plus au fur et à mesure de l’usure du modèle, là où elle a des conséquences funestes. L’objectif de l’atelier de sièges de Renault est d’équiper les voitures qui sortent des chaînes. Celui de l’entreprise sous-traitante est de gagner de l’argent. Les légions de jeunes gens sortis des écoles de commerce et pavés de MBA (le diplôme phare des années 1980 et 1990) ont servi à mener à bien cette révolution : ils en ont été l’aile marchante, l’avant-garde éclairée et la classe gagnante.

Dans les années 1970, la perte de pouvoir et de prestige de l’Etat a été accentuée, dix ans plus tard, par la chute de l’Union soviétique. La transformation de la Régie (Renault) en SA cotée en Bourse en a été à la fois la démonstration et le symbole : le « privé », pense-t-on alors, est toujours plus performant (et plus glamour) que le « public ». Autrement dit, les réponses pragmatiques à une crise de l’économie d’après-guerre sont peu à peu devenues un dogme enseigné comme une vérité dans toutes les universités du monde : comme le keynésianisme avant lui, le libéral-monétarisme est devenu une idéologie, c’est-à-dire un voile jeté sur le réel. À bien des égards on a assisté au retour des vieux slogans du « laissez faire ! laissez passer ! » La vérité, bien sûr est que la puissance publique ne peut ni tout interdire, ni tout autoriser.

En même temps, les inconvénients du nouveau modèle sont devenus de plus en plus évidents et surtout la pression à la baisse que le libre échange intégral et la concurrence non régulée exercent sur les salaires et sur la demande globale. Pendant les Trente glorieuses, le rôle de l’Etat répondait à une exigence de protection des salariés-électeurs, en clair à un objectif politique. Dans la phase suivante, le règne d’un consommateur qui n’est que secondairement citoyen, a laissé le champ libre aux techniciens de la finance, du marketing et de la rentabilité. Le salarié-électeur devenu salarié-consommateur s’est trouvé seul a eu tendance à compenser la baisse de ses revenus par un recours à l’endettement. En même temps, la baisse des prix est devenue une revendication politique majeure – le salarié manifeste contre les délocalisations mais le consommateur veut acheter un écran plat à bas prix.

Cette logique montre aujourd’hui ses limites. En clair, les nouvelles règles du jeu, tout en sauvant et créant des emplois, ont structurellement affaibli le travail par rapport au capital, avec, comme conséquence, la réduction de la part de la richesse créée revenant aux salariés. Le pouvoir d’achat des salaires a augmenté de 4 % à 5 % par an pendant les décennies 1950-1960 tandis que depuis le milieu des années 1970 son taux annuel de croissance a stagné autour de 1,3 % – 1,4%.

Nous nous trouvons donc non pas devant un seul cadavre – celui de l’économie financière – mais devant deux cercueils car le modèle « 46-73 » est tout aussi mort. L’ère de la Régie Renault est révolue, tout autant que celle des subprimes. Comme dans les années 1980, le nouveau modèle ne va pas surgir subitement mais plutôt s’imposera petit à petit après des années de tâtonnements. Et puis il périra à son tours par excès d’assurance et de dogmatisme.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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