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Mohamed Al Doura et le Parti des Médias


Mohamed Al Doura et le Parti des Médias

Amende honorable. Depuis 2002, Philippe Karsenty a tenté, documents à l’appui, d’exposer sa version de l’affaire à plusieurs journalistes et à diverses personnalités (parmi lesquelles figure l’actuel président du Conseil représentatif des Institutions juives de France, Richard Prasquier). La plupart ont refusé non seulement de l’écouter mais aussi d’examiner ses documents, comme s’ils redoutaient que ce visionnage les mette en danger en entamant leurs certitudes. Pourquoi ? Parce que les médias façonnent non seulement notre « vision du monde » mais notre regard tout court. Même ceux des plus avertis.

La thèse de Karsenty paraissait tellement folle qu’on a préféré (sans en avoir vraiment conscience) récuser celui qui la défendait. « C’est un dingue », voilà ce que nous nous répétions les uns aux autres sans jamais nous demander quelle était l’origine de cette affirmation. (N’était-il pas, horresco referens, « de droite[5. La preuve est désormais faite : Philippe Karsenty vient d’être élu à Neuilly sur la liste de Jean-Christophe Fromentin (celle qui a évacué David Martinon).] » ?)

Surtout, il y avait l’onde de choc suscitée par les images. Validée par l’émotion planétaire, la mort du petit garçon nous paraissait incontestable. La nier, c’était manquer de cœur, ajouter le mensonge au deuil, conjuguer complotisme et cynisme. La peur de prêter le flanc à des thèses conspirationnistes fait que l’on s’arrête au seuil du vraisemblable ou, en tout cas, de ce que la majorité considère comme vraisemblable. Un mensonge répété devient vérité, dit l’adage. Un mensonge partagé aussi. A partir du moment où le monde entier avait vu un petit garçon mourir dans les bras de son père, cela ne pouvait être que vrai. Envisager le contraire revenait à quitter le monde commun. Et nous appartenons au monde commun. Aujourd’hui comme hier.

Autant dire que, dès le début, le débat a dérivé sur un terrain peu favorable à la pensée critique. De plus, l’hostilité de certains milieux juifs en France envers Charles Enderlin, le caractère outrancier des accusations parfois proférées contre lui l’ont en quelque sorte dédouané, le dispensant de répondre de sa légèreté. Ses propres explications avaient pourtant de quoi semer le trouble. « Pour moi, écrit-il début 2005 dans Le Figaro, l’image correspondait à la réalité de la situation non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. L’armée israélienne ripostait au soulèvement palestinien par l’utilisation massive de tirs à balles réelles. (…) Du 29 septembre à la fin octobre 2000, 118 Palestiniens sont morts, parmi eux 33 avaient moins de 18 ans. Onze Israéliens ont été tués, tous adultes. » L’image correspondait à la réalité. L’ennui, c’et qu’Enderlin n’est pas cinéaste mais journaliste. Il est supposé rapporter des faits, pas orner ses opinions d’images.

J’ai revu par hasard Philippe Karsenty à Nice où je me suis rendue en mars dernier à l’invitation de Jacqueline Quehen, déléguée à l’éducation aux médias du Rectorat qui organise chaque année une « Journée du journaliste junior ».

J’ai bien dû reconnaître qu’il ne semblait pas particulièrement « cinglé » – habité, certainement, mais quand un chercheur est habité par son sujet, nul n’y trouve rien à redire. Il m’est apparu que refuser de voir ses documents était intenable. De plus, la répugnance de France 2 à montrer ses rushes et la susceptibilité voire l’énervement de nombreux journalistes dès que le nom de Mohamed Al Doura était prononcé finissait par être suspect (et par éveiller mon esprit de contradiction).

J’ai donc assisté à son exposé (qui était peu ou prou le même que celui qu’il avait présenté au tribunal le 27 février 2008), fruit d’une enquête de plusieurs années. Outre les rushes de France 2 dans leur intégralité, Karsenty a récupéré plusieurs films tournés le même jour et au même endroit par d’autres journalistes, ainsi que de nombreux entretiens portant sur l’affaire. Tout comme Ivan Levaï, patron de Tribune Juive et chroniqueur à France Inter, qui était également invité à manifestation, j’en suis sortie très secouée. « J’ai vu les documents et je suis convaincu d’avoir assisté à une manipulation grossière », affirme-t-il plusieurs semaines après, visiblement hanté par ce qu’il a vu. Et comment ne le serait-on pas ? J’ai donc demandé à Gil Mihaely qui a été officier dans l’armée israélienne de visionner les documents. Après avoir vu les images ensemble plusieurs fois, notre conclusion est que France 2 ne disposait pas au soir du 30 septembre et ne dispose toujours de preuves visuelles lui permettant d’étayer son récit, à savoir la mort du petit garçon dans les bras de son père. Tout repose sur les déclarations de deux témoins oculaires – Talal Abu Rahma et Jamal Al Doura. Or, les versions contradictoires successivement fournies par le caméraman permettent de douter de sa fiabilité. Bref, nous n’avons pas assisté à la mort d’un enfant mais au récit de cette mort.



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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