Le modèle allemand est mort à Cologne


Le modèle allemand est mort à Cologne
Une patrouille de police devant la gare de Cologne durant le carnaval (Photo : SIPA.AP21853579_000004)
Une patrouille de police devant la gare de Cologne durant le carnaval (Photo : SIPA.AP21853579_000004)

Les événements de la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne ont bouleversé l’Allemagne. Mesurée à l’aune de l’histoire tragique de ce pays, et des drames qui ont ensanglanté des nations voisines, comme la France six semaines plus tôt, cette nuit d’émeute sexuelle peut paraître anecdotique, voire dérisoire. Après tout, il n’y a pas eu mort d’homme, ni de femme, et dès le lendemain, l’ordre régnait à Cologne, et dans les autres villes où l’on avait pu constater de semblables débordements.

Il n’empêche : après un temps de sidération, pendant lequel la parole publique est restée aphone, tout le monde s’accorde pour estimer que ce passage à l’an nouveau marque une rupture dans la conscience de soi d’une nation, brouille l’image de l’Allemagne nouvelle, celle d’un pays modèle sous tous rapports, économique, social et sociétal, condamné à perpétuité à la vertu en raison de son lourd passé.

Les voisins et partenaires de la République fédérale avaient fini, bon gré mal gré, par admettre que le modèle allemand pouvait répondre à nombre de difficultés provoquées en Europe par les bouleversements planétaires. Lutter contre le chômage ? Les réformes Schröder ont montré leur efficacité. Penser à l’avenir de la planète ? Voir l’essor, outre-Rhin, des énergies nouvelles. Intégrer les étrangers ? A-t-on vu, en Allemagne, des émeutes de banlieues semblables à celles qui éclatent régulièrement en France ? Faire fonctionner une démocratie sans déchirements internes ? L’impossible rapprochement de familles politiques opposées depuis deux siècles devient réalité avec la « grande coalition » entre les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates. On se couvre la tête de cendres, en France, en constatant qu’il n’existe pas, outre-Rhin, d’équivalent du FN de Marine Le Pen. On enrage, à gauche, de voir l’étendard des droits de l’homme ramassé dans le ruisseau, où la France l’aurait laissé choir, par une Angela Merkel ouvrant toutes grandes les portes de son pays à la vague de migrants déferlant du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne.

La nuit de Cologne a détruit cette image idyllique (et complètement irréelle), comme l’irruption d’un coup de vent soudain vient défaire un puzzle patiemment assemblé un soir d’été dans son jardin… [access capability= »lire_inedits »]

L’idée que nous, Français, nous faisons de l’Allemagne, est largement influencée par ceux qui ont pour fonction de la transmettre, universitaires, journalistes, diplomates. À la différence d’autres pays, touristiquement plus attractifs et dotés d’une langue moins difficile à maîtriser, la connaissance autre que superficielle de l’Allemagne est réservée à une sorte d’élite réduite de quasi-professionnels du franco-allemand, pour la plupart issus de milieux cultivés et mondialisés, bien entendu européistes enthousiastes, qui choisissent dans le réel d’outre-Rhin ce qui leur semble utile à l’édification de leurs concitoyens. On « lit » alors l’Allemagne à la lumière de nos défauts, pour en exalter les vertus supposées, un renversement total de perspective par rapport au temps, pas si lointain, où l’on traquait les résurgences du nazisme dans tous les menus faits et gestes de nos voisins de l’Est. On a désormais vite fait de taxer de germanophobie ceux qui expriment des inquiétudes ou des critiques un peu vives sur l’orientation de la politique conduite par la chancelière Angela Merkel, disciplinaire en matière économique et financière, réticente devant l’usage du « hard power » contre les nouvelles menaces (djihadisme, expansionnisme russe), et quelque peu incohérente en matière de choix énergétiques.

Ce n’est pas par hasard si Pegida a mobilisé des foules en Allemagne de l’Est

Or, il aurait suffi d’observer un peu plus attentivement l’évolution, dans les décennies qui ont suivi la réunification du pays, de la société et des mentalités des Allemands, pour constater que ce pays, poussé par le vent de l’histoire à un leadership européen qui l’effraie, porte en lui une angoisse insondable. Malgré la réunification saluée avec enthousiasme et ferveur par la grande majorité de la population, la coexistence de deux mémoires distinctes, de deux expériences historiques antagonistes, demeure une réalité : le mur de Berlin se perpétue dans les consciences, et parvient même à se transmettre aux nouvelles générations. Alors que l’Ouest a admis la repentance comme un fondement de la nouvelle identité nationale, l’Est n’a pas aboli l’interprétation du passé imposée par la vulgate communiste pendant les quatre décennies d’existence de la RDA.

Le nazisme, pour les Ulbricht, Honecker et autres satrapes prosoviétiques au pouvoir à Berlin-Est, était un corps étranger à la nation, un cancer vaincu grâce à la glorieuse Armée rouge, dont le peuple avait été la victime. Cette vision tronquée était, au fond, assez commode, et fut adoptée même par ceux qui, en RDA, vomissaient un régime qui les privait des libertés démocratiques les plus élémentaires, et des bienfaits matériels du « miracle économique allemand » d’après-guerre. L’antisémitisme des nazis était aisément recyclé dans l’antisionisme officiel et affiché de l’Allemagne communiste, dont les efficaces services secrets assuraient la logistique des groupes terroristes palestiniens. L’antifascisme dont se réclamaient les dirigeants est-allemands était détourné en un outil de propagande sémantique contre la République fédérale et le « camp impérialiste ». Dans la novlangue communiste, le « mur de la honte » qui traversait Berlin était nommé « Antifaschistischer Schutzwall » (« rempart de protection antifasciste »).

Par ailleurs, la fermeture hermétique des frontières garantissait l’homogénéité ethnique du pays : la main-d’œuvre importée pour pallier le déficit de travail se limitait à quelques milliers de Vietnamiens « loués » par Hanoï à la RDA, vivant dans des foyers et étroitement contrôlés par des commissaires politiques de leur nationalité. Les seuls éléments « exotiques » présents au sein de la population étaient les étudiants du tiers-monde auxquels les pays communistes accordaient des bourses, dans la perspective d’en faire des cadres favorables à leur camp dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. J’ai séjourné pendant un an, en 1963-1964 à Leipzig, la deuxième ville de la RDA, et ai pu alors constater que les autochtones ne portaient pas trop dans leur cœur les Noirs, les Arabes ou les Latinos, regardés comme des privilégiés, occupant des places à l’université difficilement accessibles à leurs propres enfants, surtout s’ils n’avaient pas le pedigree « prolétarien ». Il n’était pas rare que des rixes éclatent dans des bars ou dans des bals populaires, des querelles entre dragueurs autochtones et étrangers, les Allemands étant rendus furieux par le bon accueil réservé à ces derniers par des jeunes femmes qui voyaient dans le mariage avec un étudiant étranger le moyen de s’échapper de l’enfermement communiste. La presse locale faisait silence sur ces incidents, ce qui redoublait la rancœur des Allemands…

Après la réunification, c’est dans l’ex-RDA que l’on a assisté aux premières attaques de foyers pour demandeurs d’asile, que l’on a trop rapidement mises sur le compte d’une résurgence du nazisme. La population des « nouveaux Länder » n’avait pas fait sienne les inhibitions de la RFA, où la majorité des citoyens était bien consciente que l’expression ouverte de sentiments xénophobes, et à plus forte raison commettre des actes de violence contre des foyers de migrants exposerait l’Allemagne à être de nouveau clouée au pilori en raison de son lourd passé. Ce n’est pas par hasard, donc, si le mouvement Pegida (Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident) a mobilisé des foules dans des grandes villes est-allemandes, Dresde et Leipzig, alors qu’il ne rencontrait qu’un écho limité dans les métropoles de l’ouest du pays.

La question de l’immigration a été affectée par un autre changement qui a largement échappé aux observateurs, tant allemands qu’étrangers : la réislamisation de la société turque depuis l’accession au pouvoir de l’AKP à Ankara, et plus particulièrement de son leader charismatique Recep Tayyip Erdogan, et ses conséquences sur le comportement de la plus importante communauté étrangère vivant sur le sol allemand (près de trois millions de personnes, selon le recensement de 2013). Avant la prise de pouvoir de l’AKP, les gastarbeiter (travailleurs hôtes) étaient encadrés par des organisations politiques et religieuses imprégnées de kémalisme, donc de laïcisme intransigeant, interdisant, par exemple aux jeunes femmes de porter le hijab à l’université. Les imams exerçant en Allemagne étaient (et sont toujours) étroitement contrôlés par le gouvernement d’Ankara.

Le « Kulturkampf » antikémaliste d’Erdogan a trouvé, en Allemagne, de fervents partisans parmi les Turcs originaires des zones rurales d’Anatolie, beaucoup moins occidentalisés que les populations des grandes métropoles de l’ouest de la Turquie, comme Istanbul et Izmir. À cette radicalisation islamiste de nombre de Turcs s’est ajouté l’afflux récent de migrants venus du Proche-Orient et du Maghreb, une population travaillée par les courants intégristes et djihadistes.

Les concessions faites aux islamistes radicaux encouragent ces derniers à exiger encore plus

Depuis une dizaine d’années, on a pu constater en Allemagne des phénomènes inconnus jusqu’alors : contestation de l’enseignement délivré dans les écoles allemandes, notamment sur la Shoah, refus d’envoyer les filles dans des voyages scolaires en raison de la mixité, ghettoïsation de population dans des quartiers comme Neukölln à Berlin, où règnent la loi des gangs et la contrainte religieuse.

Face à ce défi, les autorités allemandes choisissent, dans un premier temps, la voie des compromis, des « accommodements raisonnables » à la canadienne : le hijab est admis dans les lycées et collèges, on accepte même le burkini, un vêtement de bain en textile spécial cachant la totalité du corps des lycéennes lors des séances de piscine. Les autorités policières et judiciaires minimisent, quand elles ne les cachent pas, les « incivilités » et actes de délinquance perpétrés par des individus issus de l’immigration, considérés comme une « matière politique sensible ». Cette politique de l’autruche est soutenue par l’ensemble de la classe politique et les grands médias, avec conviction et enthousiasme par la gauche et les Verts, au nom du réalisme et de la préservation de la paix civile par la droite.

Mais, peu à peu, le malaise s’installe, car les concessions faites aux islamistes radicaux encouragent ces derniers à exiger encore plus.

Après le livre à succès de Thilo Sarrazin, L’Allemagne court à sa perte, paru en 2010 (plus d’un million d’exemplaires vendus), une sorte de charge à la Zemmour contre la politique d’immigration des gouvernements allemands depuis une décennie, d’autres observateurs dotés d’une réelle expérience du terrain tirent la sonnette d’alarme, et trouvent une audience importante auprès du public. C’est le cas de Tania Kambouri, une commissaire de police d’origine grecque, dont le témoignage « L’Allemagne au gyrophare » révèle qu’il existe dans ce pays policé des zones de non-droit, des « territoires perdus de la Bundesrepublik », où les habitants refusent l’intervention de policiers de sexe féminin, où les jeunes femmes qui refusent de se voiler et les hommes réfractaires au ramadan subissent des contraintes. L’ancien maire (social-démocrate) de l’arrondissement de Neukölln, à Berlin, Heinz Buschkowski, expose dans son livre Neukölln est partout la lutte qu’il a menée sans faiblir contre les provocations des islamistes radicaux, qui cherchent à imposer leur loi à l’école, qu’il s’agisse de la nourriture, de la déscolarisation précoce des filles, de la contestation des contenus enseignés. Il ne s’est pas laissé impressionner par la clameur de ses camarades de la « gauche bobo » berlinoise, qui l’accusaient de droitisation, et n’a pas hésité à placer des vigiles aux portes des lycées et collèges pour faire obstacle à l’intrusion des grands frères, et à supprimer les aides sociales aux parents d’enfants absentéistes. Parallèlement, il a créé et obtenu le financement d’un campus scolaire pilote à Neukölln, où, à la différence des autres établissements allemands, les élèves sont présents toute la journée, et où l’école maternelle est obligatoire pour les enfants issus de familles dont l’allemand n’est pas la langue de communication.

Ces voix ont pris désormais un statut prophétique dans une Allemagne qui ne peut plus, après Cologne, dissimuler la poussière sous le tapis d’Orient.
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Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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